Ce livre, Les vitamines du bonheur, est un recueil de douze nouvelles paru en 1976 alors que l’écrivain connaissait enfin le succès après de longues années de métiers divers et de misère. Tous ces textes nous plongent dans une Amérique qu’il connaît parfaitement, celle des petites gens de la classe moyenne, des banlieues et du chômage, des petites vies sans intérêt notable, des soumis à l’alcool et au tabac. Des gens quelconques, ni réellement mauvais ni vraiment cinglés, des gens comme on en rencontre tous les jours que ce soit en Amérique ou ailleurs, ils ont des peines ou des problèmes de chômage, ils vivent sur le fil du rasoir en équilibre instable et c’est là que Raymond Carver les choppe. C’est là que son talent se révèle, il les « photographie » en plein vol. « Oh ! Temps suspend ton vol » clamait le poète, Carver nous les dépeint à cet instant précis, comme en arrêt sur l’image, mais son regard est toujours neutre laissant le lecteur seul et maître d’en tirer la conclusion qui lui plaira.
Certaines nouvelles peuvent dérouter, dans Le train par exemple, en plein milieu de la nuit une femme seule et armée d’un révolver attend un train dans la salle d’attente d’une petite gare quand un couple âgé fait son entrée en se disputant, ils sont bien habillés mais l’homme n’a pas de chaussures… Dans Plumes, un couple est invité à dîner chez le collègue du mari, il y a un paon en liberté qui entre et sort de la maison, un moulage de dents qui trône sur la télévision « L’orthodontiste, il voulait garder ça, dit-elle en posant les dents sur ses genoux. Pas question j’ai dit », et un bébé très laid « Tellement moche que je trouvais rien à dire », pourtant en lisant le texte rien n’est réellement farfelu pour autant. Avec Conservation, quand le frigo-congélateur tombe en panne cela devient un énorme problème à résoudre pour un couple dont le mari est au chômage. Dans Le compartiment, un père ne saura pas comment renouer le contact avec son fils qu’il n’a pas vu depuis plusieurs années « Comment devrait-il se comporter devant le jeune homme, à la gare ? Fallait-il l’embrasser ? Cette perspective le mettait mal à l’aise », alors que dans la dramatique nouvelle C’est pas grand-chose mais ça fait du bien, un couple perd son enfant écrasé par une voiture et se fait consoler par un boulanger-pâtissier.
Ce qui surprend le plus le lecteur quand il s’attaque à un livre de Carver pour la première fois, c’est qu’il ne se passe presque rien, parfois rien du tout même, et pourtant nous sommes subjugués par le texte, ne comprenant pas ce qui nous pousse à continuer notre lecture et pourtant incapable de la stopper. Je ne m’étendrai pas plus sur le style de l’écrivain car un livre récent nous a apprit que contrairement à ce qu’on avait pensé jusque là, le fameux style concis de Carver, n’était en fait que le résultat des coupures de texte réalisées par son éditeur ! Je n’entrerai pas dans cette polémique, de toute façon ce qui est important c’est que le livre soit bon et il l’est.
« Pendant l’été, Eileen avait envoyé aux enfants quelques cartes, lettres et photos d’elle, et quelques dessins au crayon et à la plume qu’elle avait faits depuis son départ. Elle avait aussi adressé à Carlyle une longue lettre pleine de divagations, dans laquelle elle lui demandait de la comprendre en cette matière – cette matière – mais elle affirmait qu’elle était heureuse. Heureuse. Comme si, pensa Carlyle, le bonheur était tout dans la vie. Elle ajoutait que s’il l’aimait vraiment comme il le prétendait et comme elle le croyait – elle l’aimait, elle aussi, qu’il ne l’oublie pas ! – alors il comprendrait et accepterait la situation. Elle écrivait : « Ce qui est lié ne peut jamais être délié ». Carlyle ne savait pas si elle parlait de leurs rapports ou de sa vie actuelle en Californie. Il détestait le mot « lié ». Qu’est-ce que ça avait à voir avec eux ? Il se dit qu’Eileen devait être en train de perdre l’esprit, pour parler comme ça. Il relut ce passage puis froissa la lettre ».