Quand les Allemands emploient entre autres le terme "Lebenslehre et les Anglais "Instruction", les égyptologues francophones sont convenus d'appeler "Sagesses", ou "Maximes" ou encore "Enseignement" des oeuvres littéraires ressortissant au domaine de la philosophie puisque rédigées aux fins d'inculquer une éthique de vie, sociale autant que familiale, en harmonie avec les "codes" d'un monde harmonieux et juste régi par la Maât, principe conducteur par excellence du cosmos et des hommes.
Parmi un spicilège de dix-sept exemples connus sur lesquels, dans cette rubrique consacrée à la littérature égyptienne, j'aurai vraisemblablement un jour l'opportunité d'attirer votre attention amis lecteurs, j'ai choisi de commencer par la plus ancienne sagesse qui soit de manière intégrale arrivée jusqu'à nous : celle dite de Ptahhotep.
Vous me permettrez, après l'importante mise au point concernant son attribution faite lors de mon intervention de samedi dernier, de ne plus m'appesantir sur la formulation "dite de Ptahhotep" que j'ai employée ci-avant, préférant aujourd'hui, dans cette seconde introduction, notamment présenter les différents documents actuellement en notre possession.
Dans la langue classique du Moyen Empire, époque à laquelle dix des dix-sept recueils didactiques ont été libellés, c'est le terme sebayt qui fut employé pour les définir.
Ce qui correspond à une filiation lexicographique évidente quand on sait que ce substantif dérivait du verbe seba qui signifiait "instruire", "enseigner" : il s'agissait bien de cela puisqu'un "enseignant", souvent d'âge mûr, pétri d'expérience, partant, auréolé d'une grande crédibilité, était censé s'adresser à un "enseigné", entendez un jeune homme entrant dans la vie professionnelle. C'est la raison pour laquelle, souvent, ces recueils de prescriptions mais aussi de prohibitions émanaient d'un père à l'intention de son fils, ayant tous deux la chance d'appartenir à la minorité intellectuelle de la population - j'ai déjà l'une ou l'autre fois mentionné que seulement 1, voire 1,5 % de la société égyptienne savait lire et écrire.
C'est précisément le cas pour ce qui concerne l'Enseignement de Ptahhotep : de manière tout à fait fictive , comme je l'indiquai la semaine dernière, au XXème siècle avant notre ère, son rédacteur - par ailleurs tant qu'à présent toujours inconnu - le plaça dans la bouche d'un vizir de la Vème dynastie, quatre siècles plus tôt, dont l'exemplarité de l'existence était vraisemblablement passée à la postérité ; haut dignitaire de l'Etat qui, "sentant sa mort prochaine", fut autorisé par Pharaon à transmettre ses préceptes de vie, de comportement à son héritier direct en vue de lui permettre d'accéder lui aussi au vizirat. Fiction littéraire donc, puisqu'il est pratiquement certain que Ptahhotep n'a jamais écrit le moindre mot de cet ensemble !
Ce pseudépigraphe qu'est l'Enseignement de Ptahhotep nous a été transmis par 8 documents : quatre papyri, une tablette en bois et trois ostraca.
Les trois ostraca portent les numéros DM 1232, 1233 et 1234 (DM car ils ont été
retrouvés à Deir el-Médineh). Ils datent de l'époque ramesside, donc du Nouvel Empire.
La tablette de scribe, écrite en hiératique, détenue par le Musée du Caire sous le numéro d'inventaire JE 41790, est appelée "Tablette Carnarvon 1" (avec un second "R", et non "Carnavon" comme on le lit dans beaucoup d'ouvrages d'égyptologie et non des moindres !!!) simplement parce qu'elle fit partie d'un petit lot mis au jour dans une tombe de Dra Abou el Naga en 1908 lors de fouilles initiées par ce lord mécène anglais qui permit à Howard Carter de poursuivre six années durant des fouilles dans la Vallée des Rois et d'enfin découvrir l'hypogée de Toutankhamon. Elle date du règne de Kamosis, souverain qui, à l'extrême fin de la XVIIème dynastie (Deuxième Période Intermédiaire), expulsa les Hyksos du nord du pays.
Célèbre pour un autre important document qu'elle propose, elle ne nous intéresse ici
que parce qu'en son verso, elle fournit le début de l'Enseignement.
Des quatre versions sur papyrus, deux datent également du Nouvel Empire : l'une, communément nommée T, parce qu'elle se trouve au Musée égyptien de Turin (CGT 54014) (*) est constituée de trois fragments libellés dans une cursive ramesside ; et l'autre, désignée L 2 est en réalité un seul fragment de papyrus acheté à Thèbes et conservé au British Museum sous le numéro d'inventaire BM 10509.
Quant aux deux autres, elles proviennent du Moyen Empire : ce sont, également au
British Museum, L 1, soit les 89 fragments d'origine inconnue dont 81 sont référencés BM 10371 et les 8 autres 10435, tous présentant le texte en colonnes verticales ; et, la seule
version complète à notre disposition, le Papyrus Prisse conservé à la Bibliothèque nationale de France sous les numéros 183 à 194, se lisant, quant à elle, horizontalement de droite à
gauche.
(*) Remarque personnelle : dans un article annonçant une nouvelle source de l'Enseignement de Ptahhotep retrouvée au Musée égyptien de Turin, publié en 1996 dans un Cahier de recherches de l'Institut de papyrologie et d'égyptologie de Lille (CRIPEL 18), Pascal Vernus lui attribue, p. 120, la référence CGT 54024, alors que dans son important ouvrage concernant les Sagesses égyptiennes de l'Egypte pharaonique (Paris, Imprimerie nationale, 2001), p. 113, note 2, il indique CGT 54014.
Détail évidemment mais que peut-être l'un de vous, un jour, pourra élucider ...
Avant de maintenant prendre congé de vous, amis lecteurs, permettez-moi, dans une simple optique didactique - "Chassez le naturel ..." - de résumer mes propos quant aux huit versions de l'Enseignement de Ptahhotep aujourd'hui connues en les classant simplement par ordre alphabétique de leur désignation :
- C = Tablette Carnarvon n° 1, Musée du Caire, Egypte (JE 41790)
- L 1 = Papyrus, British Museum, Londres (BM 10371 et 10435)
- L 2 = Papyrus, British Museum, Londres (BM 10509)
- O = Ostraca Dier el-Medineh (DM 1232, 1233 et 1234)
- P = Papyrus Prisse, Paris, Bibliothèque Nationale (n° 183 à 194)
- T = Papyrus, Musée égyptien, Turin (CGT 5014) - (ou 5024 ?)
Un court et dernier instant - promis !, - je reviens à la version P, la plus importante en réalité puisque, comme je l'ai mentionné, la seule complète et probablement, selon l'égyptologue français François Chabas, le plus ancien livre du monde. C'est cette référence que les égyptologues ont maintenant pris l'habitude d'appeler "Version majeure", alors que les autres sont considérées comme des recensions scolaires, des exercices d'apprentis scribes : il s'agit, je le rappelle, de celle inscrite en écriture cursive hiératique sur le Papyrus Prisse.
Qu'entend-on exactement par cette dénomination pour le moins bizarre ?
Que contient ce manuscrit ?
Comment se présente-t-il ?
D'où provient-il ?
A toutes ces questions, mais aussi à d'autres qui tout naturellement en découleront, je me propose de commencer à répondre le 5 février, dans une troisième et pénultième approche introductive ...
A samedi ?
(Jéquier : 1911, 5-13 ; Vernus : 1996 : 119-40 ; ID. 2001 : 55-134)