Les 22 et 23 janvier 2011 un événement extraordinaire a eu lieu à Paris. Il a eu pour théâtre la Salle Gaveau. Jean-Laurent Cochet y a fait la lecture intégrale d'Albertine disparue, qui figure encore sous le titre de La fugitive dans mon édition de La recherche du temps perdu de Marcel Proust, parue dans La Pléiade en 1969, établie et annotée par Pierre Clarac et André Ferré.
En partenariat avec la Société des Amis de Marcel Proust ici, la Compagnie Jean-Laurent Cochet ici, Delavene Spectacle Coaching Production ici et la Salle Gaveau ici ont coréalisé cet événement qui s'est déroulé de 10 heures du matin le 22 janvier 2011 jusqu'à 6 heures du matin le 23 janvier 2011.
Jean-Laurent Cochet a aujourd'hui 76 ans - il est né le 28 janvier 1935. Il n'avait donc que 75 ans quand il a accompli cet exploit de lire intégralement le sixième des 7 volumes qui composent La recherche dans l'édition établie sous la direction de Jean-Yves Tadié et utilisée pour cette lecture.
Certes, bien qu'il n'ait que 75 printemps et 76 ans aujourd'hui, Jean-Laurent Cochet n'est pas un débutant.
En effet "depuis 1963" nous dit le programme remis à l'entrée "il a signé plus de 150 mises en scène, et joué plus de 300 rôles. Il a mis en scène Jacques Charon, Jean Le Poulain, Madeleine Robinson, Suzy Delair, Danielle Darrieux, Françoise Seigner et Louis Seigner, Jacques Dufilho, Claude Piéplu, Thierry Le Luron, Henri Tisot, Jeanne Moreau, Darry Cowl, Claude Brasseur, Michèle Morgan..."
En effet, depuis 1967, Cochet a formé, dans son cours d'art dramatique éponyme, nombre de vedettes actuelles du théâtre et du cinéma, tels que "Gérard Depardieu, Richard Berry, Isabelle Huppert, Daniel Auteuil, Emmanuelle Béart, Carole Bouquet, Fabrice Luchini, Stéphane Guillon, Andréa Ferréol, Michèle Laroque, Michel Duchaussoy, Claude Jade, Bernard Giraudeau, Mélanie Thierry...".
En effet il a été "pensionnaire de La Comédie-Française de 1959 à 1963 où il interpréta plus de 80 rôles" et a été "directeur du Théâtre Hébertot de 1978 à 1985 où il signa 18 mises en scène".
Mais toutes ces références ne diminuent en rien son exploit.
La lecture intégrale s'est faite en dix séquences d'environ une heure et demie chacune, séparées par un entracte d'une demi-heure. Pour dire le vrai je n'ai assisté qu'à l'une de ces séquences, la sixième, celle de 20 heures, le soir du 22 janvier 2011, avec un prélude musical, le premier mouvement du Quatuor en Ré Majeur de César Franck, exécuté par le Quatuor Noctis, constitué de musiciens du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon.
Il faut dire à ma décharge que lorsque je vais à Paris, en provenance de Lausanne, une multitude de rendez-vous m'attendent et que je ne vois pas le temps passer...
Cela dit cette seule séquence m'a permis de mesurer l'exploit accompli. Car, depuis, je me suis replongé dans La recherche dont j'avais lu les trois premiers volumes il y a une quarantaine d'années... et j'ai pu constater, à la lecture silencieuse d'Albertine disparue, combien le style de Proust était d'un abord difficile pour qui en a perdu l'habitude. C'est comme une langue étrangère que nous avons apprise en notre jeune temps et à laquelle nous devons nous réhabituer sur le tard.
Cet abord difficile n'est pas seulement dû à la longueur des phrases - Marcel n'épargne pas au lecteur les subordonnées -, mais aussi au fait qu'elles sont chargées de beaucoup de sens. Aussi faut-il anticiper le fond, sans se perdre dans les méandres de la forme, quand on en fait la lecture à haute voix. L'exploit repose donc également dans le fait que Jean-Laurent Cochet nous a rendu ce style accessible comme s'il coulait de source. Il s'est même animé quand il en est arrivé à des dialogues d'une facture surannée, qui nous ont rendu vivante une époque révolue, en parvenant même à nous faire rire.
Ce qui fait également de cette lecture intégrale un exploit c'est la longueur de l'ouvrage, donc la durée de parole. Il faut certainement ménager sa voix pour la faire voyager à partir d'un milieu de matinée jusqu'au bout de la nuit suivante. Dans mon édition de La Pléiade, La fugitive ne comprend pas moins de 270 pages...
Mes proches vous diront que je ne suis pas objectif quand il s'agit de Jean-Laurent Cochet. Immanquablement, à chaque fois que je le revois, il me fait penser à mon père : le même timbre de voix, la même posture, les mêmes gestes et le même bedon... Seules diffèrent leurs formes de tête. Tandis que celle de mon père était nettement ovale, celle de Jean-Laurent Cochet est plutôt ronde en comparaison.
Il y a vingt ans Jean-Laurent Cochet était passé à Chatou où il nous avait enchanté avec des citations de Sacha Guitry. A la fin du spectacle il signait son livre, Mon rêve avait raison, ce qui m'avait donné l'occasion de lui dire dans quel trouble me jetait sa voix, quand, fermant les yeux, je croyais entendre mon père disparu quelques années plus tôt. A la suite de quoi nous avons eu un bref échange épistolaire... alors qu'il habitait les Batignolles.
Le titre de son livre me faisait également souvenir de la pièce de Guitry, Mon père avait raison, qu'il avait mis en scène au Théâtre Hébertot, quand il en était le directeur, dix ans plus tôt. J'habitais alors au début de la rue de Tocqueville, tout près de la place de Villiers, où commence justement le boulevard des Batignolles, où se situe ce théâtre. J'avais eu le privilège d'y voir Paul Meurisse dans le rôle du père, peu de temps avant sa mort, que son courage sur scène ne laissait nullement présager.
Au fond, à la faveur de son exploit, j'ai eu beaucoup de plaisir à réentendre Jean-Laurent Cochet, qui, indépendamment de mon admiration pour l'oeuvre lue et sa manière de la faire vivre, agit en quelque sorte sur moi, de par sa voix, comme une madeleine de Proust et me permet d'évoquer sans nostalgie, mais avec gratitude, un temps retrouvé.
Francis Richard