Le coût du travail semble être devenu la nouvelle discussion économique à la mode pour ceux qui veulent oublier quelque peu les banques, la finance et le yuan sous-évalué. Il est vrai qu'ils ont été aidés en cela par de lumineuses déclarations : d'un côté Jean-Claude Trichet, gouvernator de la BCE, est toujours encore persuadé que l'Allemagne peut servir de modèle à tous ses voisins, tandis que de l'autre Gérard Longuet affirmait sur un ton péremptoire dans le Figaro que la France n'avait le choix qu'entre sortir de l'euro et abandonner les 35h pour retrouver sa compétitivité. Et Rexecode vent d'en rajouter une louche en remettant au ministre de l'économie son rapport sur la divergence de compétitivité entre la France et l'Allemagne.
Bref le marché du travail et la compétitivité en Allemagne c'est bien, ailleurs c'est mal. J'avais déjà analysé cette croyance dans un billet où je montrais que la compétitivité extérieure de l'Allemagne s'est faite au détriment de ses partenaires européens, et que celle-ci ne rime absolument pas avec croissance puisqu'elle a été plus faible qu'en France sur longue période. En outre, dans le rapport de la Commission aux comptes de sécurité sociale de juin 2010, on trouvait ce graphique (cliquez dessus pour l'agrandir) qui ne laisse guère de doute sur la politique suicidaire de déflation salariale pratiquée par l'Allemagne :
[ Source : Rapport de la Commission aux comptes de sécurité sociale, juin 2010 ]
A partir des données fournies par Eurostat, on pourrait même montré que le coût du travail a moins augmenté en France (entre 2000 et 2008) que la moyenne européenne ! Il n'y a donc aucun intérêt à vouloir imiter ce modèle économique. Mais parler de convergence avec un pays (l'Allemagne) qui a comportement non coopératif au sein de la zone euro permet surtout de ne pas évoquer la situation désastreuse de l'emploi dans le monde. Le Bureau international du travail (BIT) vient à ce propos de publier son rapport intitulé les tendances mondiales de l'emploi (merci à Jean-Michel de m'avoir fait parvenir la prépublication !). On y découvre notamment les points suivants :
* le niveau élevé du chômage mondial contraste avec toute la batterie d'indicateurs macroéconomiques généralement suivis par les médias (croissance du PIB, consommation de biens manufacturés,...). Ce phénomène est à mettre en rapport avec la situation de la Tunisie que j'avais exposée dans cet article.
* en 2010, le nombre de chômeurs a atteint 205 millions dans le monde, soit un taux de chômage de 6,2 % en 2010. Même si le taux attendu en 2011 peut sembler être une bonne nouvelle (6,1 %), le rapport conclut "qu'en dépit des progrès réalisés par l'économie mondiale, les risques de détérioration de la situation en 2011 l'emportent"...
* la situation sur le marché du travail est très différente selon les régions du monde. Les économies développées et l'Union européenne enregistrent une hausse constante du nombre de chômeurs (55 % de la hausse totale du chômage mondial entre 2007 et 2010, alors que cette région ne compte que pour 15 % de la population active mondiale !), tandis que le marché du travail s’est redressé relativement vite en Asie de l'Est.
* les jeunes sont durement frappés par le chômage, souvent au point d'abandonner l'espoir de trouver un emploi (ils ne seront dès lors plus comptés parmi les chômeurs car, selon la définition retenue par le BIT du chômeur, ils ne sont pas activement à la recherche d’un travail) ! Le taux de chômage mondial des jeunes est passé de 11,8 % en 2007 à 12,6 % en 2010 (12,8 % en 2009).
* on assiste à une augmentation rapide des emplois à temps partiel notamment en Europe et dans les économies développées. Ceci témoigne de la poursuite de la détérioration du marché du travail et montre que la crise n'est pas finie...
* l’indicateur de taux d'emploi vulnérable est demeuré à peu près stable entre 2008 et 2009 (50 % au niveau mondial), alors qu'il était nettement sur une tendance baissière au cours des années précédant la crise. En Asie du Sud, le taux de l'emploi vulnérable frôle même les 80 % ! Rappelons que celui-ci mesure ce qui est considéré comme une situation vulnérable dans l’emploi, à savoir, les statuts des travailleurs pour leur propre compte et des travailleurs familiaux non rémunérés. Quid de la folie de l'autoentrepreneuriat en France ?
* le BIT estime à 39 % la part des travailleurs vivant avec leurs familles sous le seuil de pauvreté (2 $/jour)... soit 1,2 milliard de travailleurs dans le monde ! Il me semblait pourtant que l'article 23 de cette célèbre Déclaration disposait que "quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s'il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale" ?
Pour finir, je ne peux résister à l'envie de vous faire lire l'avis du BIT sur les plans de rigueur dont on ne cesse de nous dire qu'ils sont indispensables à court terme : "de nombreuses économies ont entamé une marche de funambule sur la corde raide allant de la relance à l’assainissement budgétaire. Chaque fois que les budgets le permettent, il est vital de maintenir ou de renforcer les mesures susceptibles d’aider à favoriser la création d’emplois et à donner un nouvel élan à une reprise durable de l’emploi. L’amélioration des résultats du marché du travail contribuerait à une reprise macroéconomique plus large et pourrait aider à compenser les effets négatifs des mesures d’assainissement budgétaire. Dans tous les cas, une conception étroite axée sur la réduction des déficits sans relever le défi de la création d’emplois affaiblirait encore les perspectives d’emploi et menacerait la reprise".
Mais pourquoi nos dirigeants politiques ne lisent-ils donc pas ces conclusions pleines de bon sens ? Peut-être parce qu'il est tellement plus commode de gloser sur les prétendues vertus du modèle allemand que d'entreprendre de réels changements pour résorber les incohérences et les difficultés rencontrées sur le marché de l'emploi en France...