Quand des économistes donnent une leçon de communication aux partis politiques

Publié le 27 janvier 2011 par Variae

Après quelques jours de fonctionnement, le site de Thomas Piketty et de ses co-auteurs sur la « révolution fiscale » connaît un succès remarquable. Ce n’est pas faire injure au trio d’économistes que de supposer que cet engouement n’est pas tant dû au fond de leur propos, largement passé dans le patrimoine commun de la gauche (la nécessité du big bang fiscal, l’explosion des inégalités …) depuis – au moins – la présidentielle de 2007, qu’à l’idée directrice de leur site : un programme proposant à chaque visiteur de calculer combien il paierait effectivement d’impôts avec la réforme présentée dans l’ouvrage, mais également de voir les effets de celle-ci sur tous les niveaux de revenus, et de jouer avec ses paramètres pour comparer avec d’autres réformes possibles. A ce noyau s’ajoutent d’autres fonctions connexes, rendant par exemple possible de situer son patrimoine par rapport à l’ensemble de la population. En quelques clics, ce site permet donc de manière simple et intuitive non seulement de tester les effets concrets d’une proposition politique, de la comparer sans détours avec ce que propose la concurrence, mais également de tester soi-même d’autres configurations possibles.

Cette idée présente plusieurs atouts majeurs. D’abord, soulever le voile d’ignorance entourant une problématique centrale de la prochaine élection présidentielle, la fiscalité. Les débats sur la fiscalité sont généralement difficiles à suivre, mêlant différents niveaux d’explications (effets d’une réforme au niveau global, effets par catégorie sociale, effets pour un individu …), vocabulaire technique et considérations peu intuitives, ou sujettes à une forte subjectivité, comme par exemple la définition de la « richesse ». Un programme tel que celui proposé ici permet de passer outre ces données et étapes complexes pour voir très rapidement, et très concrètement, les résultats d’une proposition. Deuxième atout, la pédagogie. La possibilité de tester différentes réformes évite le sentiment toujours pénible de subir une propagande à sens unique ; ici, on juge sur pièce. Troisième atout, le recentrage sur le citoyen. Malgré tout ce que l’on a pu dire sur les vertus de démocratisation d’Internet, la communication politique et scientifique à destination du grand public reste toujours focalisée sur ses émetteurs. Un parti ou un responsable politique propose une réforme ou des réformes globales, que l’électeur doit de son côté (péniblement) analyser et transposer sur son cas personnel. Ici au contraire, tout part de l’individu, qui se voit annoncer, une fois transmises ses données personnelles, le résultat direct de la réforme pour lui. C’est ce qu’on pourrait appeler une « involution copernicienne » : reconstruire le discours politique sur les citoyens, plutôt que sur les partis se présentant devant eux.

Une approche de ce type permet de résoudre la tension entre complexité des réformes à expliquer, et simplicité des messages politiques à faire passer. Souvenons-nous du débat sur les retraites à l’automne dernier : sur ce sujet déjà ardu (âge légal, nombre d’annuités …), le projet des socialistes était considéré comme équilibré, mais peu lisible. On se souvient des quatre pages denses requises pour son exposition (abrégée !), accompagnées de vidéos certes bien réalisées, mais excédant probablement le temps d’attention disponible pour la plupart des citoyens. Un simulateur tel que celui de Thomas Piketty aurait permis de tout résumer à quelques clics, sans rien renier de la complexité des enjeux et des paramètres. Bien entendu, il ne se substituerait pas à un discours plus politique et idéologique, mais lui viendrait en appui, quand les explications techniques verbales favorisent au contraire la confusion et l’impression d’hermétisme. Il s’agit de passer de la narration (« nous allons faire ceci … comme ça … et cela aura tel et tel effet pour les Français, et donc par conséquent pour vous … ») à la monstration (« voici ce que cela change pour vous »).

On peut sans doute aller plus loin et étendre le principe à des matières moins directement économiques. Pourquoi ne pas concevoir une « mise en boîte » complète d’un programme électoral – en entrant les informations sur notre situation personnelle, nous pourrions recevoir toutes les propositions (et rien que les propositions) nous concernant, avec leur application concrète quand elle est déjà prévue (montants d’allocations, etc.), plutôt que d’avoir à fouiller dans des pages et des pages d’argumentaire ? Autrement dit, une recomposition du projet politique autour de chaque citoyen. Dans un autre ordre d’idées, pourquoi ne pas concevoir des cartes interactives permettant de visualiser à l’échelle du territoire le bilan du gouvernement sortant (fermetures d’hôpitaux, réalité ou non des augmentations de moyens policiers …) et de les comparer avec ce que propose l’opposition ?

La question posée est celle de la présentation des données, trop souvent limitée à un copié-collé de texte brut sur des sites certes clinquants, mais fonctionnant comme de vieux tracts. Le potentiel est illimité et ne dépend finalement que de l’imagination des partis politiques – il est vrai que le passé récent les a montrés plus prompts à suivre la dernière tendance avec un temps de retard, qu’à exploiter de façon inventive Internet et le numérique. Avec un site à la réalisation modeste mais au fonctionnement judicieusement pensé, les auteurs de la Révolution fiscale ouvrent une voie pour 2012 que l’on ferait bien de ne pas ignorer.

Romain Pigenel