Le sentiment de confort et ses limites : voilà le fil rouge critique de Kaputt et plus généralement tout Destroyer. Au bout de maintenant dix albums, nous pouvons tirer des conclusions, très positives en terme de valence et qui expliquent en même temps pourquoi Dan Bejar ne restera sans doute éternellement qu'un simple outsider.
Pour comprendre en quoi Kaputt peut tout aussi bien être fascinant que fondamentalement décevant, il faut d'abord remonter à août 2009 et la sortie de l'EP Bay of Pigs. "Bay of Bigs", titre final de Kaputt, était donc initialement sorti il y a deux ans dans un ramdam conséquent. Titre pop étiré sur plus de dix minutes, on découvrait un Dan Bejar différent, patient et mystérieux. La b-side du single, "Ravers", allait plus loin dans cette direction, avec encore plus de dépouillement électronique et d'abstraction. Un nouvel EP en 2010 confirmait ce sillon ; Archer on the Beach proposait deux collaborations énigmatiques avec des spécialistes ambient : Tim Hecker et Loscil. Le futur album, ainsi béquillé sur ces travaux étranges, s'annonçait comme la consécration d'un changement, la finalisation d'un processus mutatif. Il n'en est en fait rien ou presque.
Le sentiment de confort et ses limites, on y vient. Kaputt annonçait un programme chargé : des digressions krautrock et new age dans un redéploiement du soft-rock, du smooth-jazz et de l'eurodisco. Conceptuellement c'est fort : Dan Bejar cherchait à redonner des lettres de noblesse à par exemple Simple Minds, Pet Shop Boys et Kenny G sans s'interdire d'audaces plus expérimentales et intimistes. Dans l'idée, ça rappelait l'an dernier l'exercice de style de Gayngs sans le côté récréatif. Surprise, donc, quand à la première écoute de Kaputt, on prend immédiatement son pied. Les basses groovent et sont bien appuyées, le saxo omniprésent apporte du sucre sans surcharger, quelques structures surprennent – tout semble si stimulant et si naturel que... quelques questions viennent à l'esprit, méfiance instinctive dirons-nous. Ces questions, elle ne peuvent germer qu'après une fréquentation de longue date et assidue de Destroyer. Pour le dire clairement : Dan Bejar nous l'a déjà fait, le coup de la vraie-fausse évolution. On ne lui en veut pas, impossible de le charger à partir du moment où cela n'est du qu'à une petite part de génie qu'il ne possède pas.
Les disques de Destroyer ont toujours été attachants, tout de suite, sans qu'on ait besoin de se les approprier au fil des écoutes. C'est une qualité qui possède son revers de médaille. Cette familiarité qui est inspirée à chaque fois tient en effet aussi d'une forme de simplicité dans l'écriture voire d'une banalité. Se rêvant grand explorateur, Dan Bejar se voit fatalement toujours alité à des grilles de notes basiques, pertinentes mais répétitives et finalement très communes. Cela se traduit par des albums aux atmosphères bien différentes mais qui reviennent malheureusement toujours au même. Les titres de Kaputt pourraient par exemple tout aussi naturellement être jouées avec l'orchestration baroque synthétique de Your Blues ou les sonorités folk-rock de This Night ; toutes les partitions de Destroyer sont interchangeables. Et le problème est grave, car cela se traduit non seulement par une forme d'immobilisme de fond, d'immuabilité créative, et qui se double, en prime, d'un sentiment d'impersonnalité chronique. Les répétitions dans l'écriture chez au hasard Stereolab, Mercury Rev ou Blonde Redhead sont tolérables et même appréciables car elles apposent une signature singulière et irreproductible par d'autres. Tout le contraire de Destroyer, en somme, dont les évidences mélodiques ne renvoient qu'à un agréable vaguement consensuel et sans empreinte identitaire.
Qu'on ne se méprenne pas : Kaputt est un disque d'une efficacité totale. Seulement il n'est qu'un disque de Bejar parmi d'autre, dont l'audace est en trompe-l'œil, simple décorum plutôt que nouvel enracinement. Cela rappelle le charme et la bassesse du mouvement exotica, avec ces américains naïfs qui voulaient faire de la musique du monde sans se départir de leurs codes culturels occidentaux ; cela donnait de la musique cool mais complètement ethnocentrée et au dépaysement pour le moins factice. Il en est de même pour Destroyer, dont la pertinence pop n'est plus à démontrer, dont la qualité des arrangements demeure infaillible, mais qui se heurte malgré tout constamment à son propre cadre, paisible havre de plaisir et de paix que Dan Bejar ne cesse de vouloir fuir – sans réussite. 7,5/10.