Deux portraits de Jean Lorrain parus dans La Plume. Dans le N° 317 du 1e juillet 1902, c’est Georges-Michel, qui dans sa série de Masques Parisiens, croise Jean Lorrain de retour de Venise, le mois suivant dans le N° 319 du 1e août, l’irrévérencieux, Louis Stiti Ainé (1) dans sa chronique, Grimes, s’en prend à un Jean Lorrain déjà légendaire.
(1) Qui donc se cache derrière ce pseudonyme de mini primate ?
MASQUES PARISIENS
Jean Lorrain
Il arrive, marchant telle une danseuse qui s’élève sur la pointe extrême du pied et cherche à s’y maintenir le plus longtemps possible, les épaules très hautes, permettant au derrière de la tête de s’y engoncer crânifiquement. Un toupet de cheveux gouffroyants dansille au-dessus d’yeux immensément glauques, la moustache presque élégante, adoucissant malgré elle un rictus aspirant l’air au travers de dents toujours serrées.
Sa face semble poudrée, maquillée, la peau ridée, et ses poils, d’un intéressant mélange, font rêver à de barbares teintures. La cravate nulle.
Les coudes au corps, les mains en avant, le dessus en dehors, laissant couler les doigts dans le shake-hands, le voici :
- Je viens de Venise, mon cher, c’est magnifique, c’est charmant, c’est merveilleux, comme au XVIe siècle, rien de changé, et la vie pour rien…, pour vingt francs par jour, mon cher, logé dans un palais… et ce temps, ce ciel bleu, à peine quatre jours de pluie, ce climat !... Oh ! j’en avais besoin…, j’y ai refait ma gueule ».
Parle-t-il sérieusement et quelque nouveau fard…? Non, son teint est plus frais, ses cheveux sont de couleur homogène, aucune senteur byzantine n’émane de lui.
Il semble content, il tripote avec joie ses étranges émeraudes…, de là-bas il a démoli Rostand et les Comédiens des français.
Et il s’en va, le pas comme son tracé de plume, léger, mais profondément marquant, l’air « jeune homme bébête » dans la rue.
Et j’ai fini par comprendre, un tout petit peu, ce dédain pour les hommes, ce dégoût dont il se fait joie, cette allure naïve qu’il prend, effrayé par la fatuité inutile des gens que l’on croise, les regards vainqueurs des imbéciles et l’immanente supériorité des ignares.
Georges-Michel
GRIMES
Jean Lorrain
Sur commande
Princesses d’ivresse et d’ivoire et âmes simples à l’usage de Claudine, poussières de Paris à l’usage des demi-castors, Phocas pour les Alcibiades sans emploi, Rétif de la Bretonne – pour tout le monde et la gent lettrée, potinière, réclamière et alcoolisée – voici œuvres, chefs-d’œuvres et hors-d’œuvres de Jean Lorrain, homme qui pleure et rit, poète, écrivain, lanceur des tripots, des meubles et de Sem.
Inventé par Champsaur, Lorrain a quitté le pays normand, est venu à Paris et, grâce à Xau, est devenu écrivain et homme redoutable.
Gros yeux, gros cou, grosses mains, grosses lèvres – enfin une symphonie en gros tas de grosses choses – en un mot Jean Lorrain – est à Paris le représentant et le détenteur de la perversité, de la finesse et de la décadence. Il est une puissante ! Il a le droit de ne rien craindre, de patauger dans la boue, d’être canaille, rosse et azur, Lorrain c’est – comme dirait Demolins – la Conquête de l’Angleterre. Il est je crois, j’en suis sûr, un descendant paysan d’un de ces bull-dogs que Jeanne-d’Arc a oublié de mettre à la porte. Il a l’âme d’un outre-manche, avec toutes ses grossièretés, toutes ses frayeurs et toutes ses audaces. Lorrain, c’est l’Anglais qui… débarque en France, que la liberté de penser haut affole, qui ne craint pas le hard-labour, que le rosbiff affine et le Mutton of England rend intellectuel.
Ecce Lorrain !
…Imaginons-nous une ville composée des bars américains, habitée par les jockeys, les rastaquouères et les jeunes filles en rupture qu’entretiennent princes roumains et grands ducs. La vie d’une pareille cité est chaude ; elle est pleine de dangers et de convoitises. Elle est basée sur rien et a pour but l’oubli. Elle est faite de fatalités, qui usent l’homme jusqu’à la moelle et la femme jusqu’à la lie…
Or, cette vie a trouvé son Saint-Simon, son Vide-Bouteille à grimoire… C’est Jean Lorrain. Il a la finesse de nullité, l’intelligence de papillon, l’effroi de chauve-souris. L’électricité de tous les casinos l’éclaire. Les moustaches de tous les Grecs, les seins de toutes les courtisanes dont le prix dépasse cinq louis, décorent… le front de Retif de la Bretonne ; des maisons de jeu, de rendez-vous et de Tellier. Lorrain, en effet, est surtout fabuliste des « à fleur de peau », comme l’intrépide Vide-Bouteille était leur amphitryon.
Il y a pourtant un abîme entre eux deux !
Le Vide-Bouteille était jouisseur et acteur. Il couchait avec toutes ces femmes, il organisait des orgies, il en est mort.
Jean Lorrain c’est le reporteur. Il représente le cerveau des clients de chez Maxim’s. Il cristallise en lui leurs épouvantes, leurs doléances, leur insolence, leur pituite sentimentale. Car lui – à la façon de ces dames – a l’âme de l’Ambigu. Il rêve carnages, vices et remords.
N’a-t-il pas légalisé les habitudes marines ? Lui qui a l’âme foncièrement brutale de l’outre-manche, devenu normand ! O Anacréon et toi, Virgile, et toi, Shakespeare, que sont devenus vos poèmes ! Alexis ! Alexis ! Lorrain t’a vulgarisé, par vertu. Lorrain réellement vicieux ? Permettez-moi de rire ! Il est le littérateur des cabinets particuliers et des pages à la mode, mais il est aussi loin du vice, que le garçon de chez Maxim’s qui sert du homard.
Lorrain décrit le vice, il le banalise, il lui donne une estampille littéraire, comme Ohnet le fait dans un autre monde.
Impuissant, las, fatigué par les orchidées et la vue des boissons américaines, il se contente de collectionner ce qu’on est forcé de lui donner, d’exercer son pouvoir parmi les cocktails et de poser à l’être désabusé.
Je vois pourtant un vrai Lorrain chez lui, en Normandie : il trompera le fisc, sera un bon mari, fera des enfants et mourra mieux que Brière de la Beauce.
Croyez-moi ! Lorrain n’assassinera personne, ne dépravera pas la Belle Otero et fera rire par ses naïvetés Polaire.
Car au fond Lorrain est le vertueux paysan anglo-saxon que le sang trop riche qui n’est détraqué qu’à la surface… verbalement.
Lorrain fait parfois des vers, comme on va à Robinson. Il est du reste aussi rosse que Mirbeau, aussi rude que Mirbeau. Il est même plus intelligent que Mirbeau et, chose curieuse… quoique Mirbeau soit Lorrain de la gauche, Lorrain n’est pas Mirbeau de la Droite.
Il est seulement le Vide-Bouteille, devenu historiographe, rosse, sentimental.
Louis Stiti Ainé.