Magazine Cinéma

Les juifs et la Tunisie

Par Mickabenda @judaicine

L’actualité nous permet de revenir sur le très joli film de Karin Albou, le Chant de Mariées, une histoire des juifs de Tunisie pendant la dernière Guerre.

Synopsis : Tunis, 1942. Nour et Myriam, 16 ans, sont amies depuis l’enfance. Elles partagent la même maison d’un quartier modeste où Juifs et Musulmans vivent en harmonie. Chacune désire secrètement vivre la vie de l’autre : tandis que Nour regrette de ne pas aller à l’école comme son amie, Myriam rêve d’amour. Elle envie les fiançailles de Nour avec son cousin Khaled, sorte de fantasme partagé de prince charmant. Malheureusement, Khaled ne trouve pas de travail. Les fiançailles se prolongent et la perspective d’une union charnelle s’éloigne.
En novembre 1942, l’armée allemande entre à Tunis. Poursuivant la politique de Vichy, les Nazis soumettent la communauté juive à une lourde amende. Tita, la mère de Myriam n’a plus le droit de travailler, criblée de dettes, elle décide de marier sa fille à un riche médecin. Myriam voit d’un seul coup ses rêves d’amour s’évanouir…

NOTE D’INTENTION
J’ai écrit ce film car j’ai souvent perdu mes amies intimes, soit après qu’elles se soient mariées, soit lorsque moi même je me suis mariée. Non que je le vive comme une fatalité, mais cela m’a amenée à réfléchir sur la force des amitiés de jeunesse, travaillées par un désir inconscient, un amour fusionnel et exclusif, un besoin pressant d’identification.
J’ai choisi de situer cette histoire d’amitié entre Nour et Myriam pendant la seconde guerre mondiale car il s’agit d’un moment historique peu connu, qui n’est pas lisse et se révèle plein d’ambiguïtés et d’aspérités. Ces ambiguïtés ont été explorées en littérature (par Mohammed Dib entre autres), mais pas au cinéma. Beaucoup de films parlent de la seconde guerre mondiale, mais tous les récits sont situés en Europe. Aucun n’a témoigné de la manière dont cette guerre a été vécue dans les colonies et protectorats. Mon désir était de décrire les répercussions de cette occupation Allemande sur les personnages : comment, dans une situation extrême, chaque personnage, jeté dans la guerre, est confronté à sa propre monstruosité.
Dès l’ouverture du film, au moment des fiançailles de Nour, l’identité se vit sur un mode fusionnel et jubilatoire : les deux jeunes filles sont littéralement collées l’une à l’autre, toujours réunies dans le même plan. La seule séparation montrée est celle qui existe entre les hommes et les femmes : ils ne partagent pas le même espace et n’ont pas accès aux mêmes objets de jouissance. Puis, lorsque la guerre s’infiltre dans le quotidien de Nour et Myriam, chacune est propulsée malgré elle dans son identité, obligée d’épouser le destin de sa communauté. Le désir d’identification, propre à l’adolescence, est brisé. Heureusement, une profonde tendresse subsiste : Nour, seule, portée par cet amour absolu, sauve Myriam en retournant l’objet de propagande et de séparation (le tract) en bouclier et met fin courageusement à la rupture imposée.
Je poursuis aussi mon exploration cinématographique du rapport intime des personnages à leur corps et à leur sensualité. C’est un film sur la féminité, la découverte de l’érotisme, le rapport à l’altérité. Tous ces thèmes, esquissés dans mon premier film, qui me sont chers.
Le dernier point qui me tenait à cœur c’est de montrer que ces deux jeunes filles sont soumises à la même condition féminine : plus la guerre les sépare, et les renvoie à une identité différente, plus elles se rejoignent dans la douleur de leur condition de femme. Cela n’exclut pas la violence des rapports des femmes entre elles : les mères reproduisent les schémas archaïques sur leurs propres filles, et ont aussi leur part de responsabilités dans la persistance de cette organisation sociale traditionnelle.

ENTRETIEN AVEC KARIN ALBOU
Je crois savoir qu’il s’agit d’un projet assez ancien. Dans quel contexte est-il né ?
En général, mes désirs de film partent d’un non dit, d’une zone d’ombre et de silence que j’ai besoin d’explorer en moi. Je pensais que ma famille, étant d’origine nord-africaine, n’avait pas du tout été touchée par la guerre. Un jour par hasard, j’ai découvert des lettres de mon grand-père, qui m’a élevée comme sa fille. J’ai interrogé ma grand-mère et j’ai appris que les juifs d’Algérie avaient été déchus de leur nationalité française pendant la guerre. Comme Tita que j’incarne dans le film, ma grand-mère ne pouvait plus travailler car elle était juive. Quant à mon grand-père, ses décorations de guerre lui ont permis de rester français et de bénéficier du statut de prisonnier de guerre et d’échapper à la déportation, bien qu’il ait fini la guerre dans un camp de concentration en Espagne.
Ces non-dits familiaux m’ont donné envie d’entreprendre des recherches historiques sur cette période, couplées il est vrai à mes études : j’ai découvert qu’il y avait eu six mois d’occupation allemande en Tunisie et que la plupart des nationalistes arabes à l’époque étaient pro-allemands.
Comment avez-vous construit le film ?
On va des fiançailles de Nour, au début du film, à son mariage à la fin, d’un moment volontairement un peu grivois à la séquence finale de prière qui est un moment de tendresse et d’élévation spirituelle : les deux filles passent chacune de la droite à la gauche de l’image, avec une saute d’axe. Moi, cela m’évoque une sorte de sortie de soi extatique qui m’est inspiré par une phrase «Je suis devenue celui que j’aime et celui que j’aime est devenu moi» de El Hallaj, un grand mystique soufi qui a été d’ailleurs assassiné pour avoir dit ça !
La première partie du film est centrée sur Myriam, la seconde sur Nour. La difficulté, c’était de ne pas perdre Myriam tout en étant avec Nour qui se débat et perd pied.
L’Histoire ne fait irruption dans le récit que de manière oblique (les tracts, la radio, la silhouette des soldats, les bruits de bottes etc.).

Pourquoi avez-vous choisi cette mise à distance ?
Il était clair que je voulais faire un film intimiste. Je n’avais pas du tout envie d’une fresque historique. La guerre est vécue du point de vue féminin, c’est à dire perçue de l’intérieur des maisons (par la fenêtre) et lors des rares sorties en ville. En plus, j’aime filmer l’enfermement, physique et psychologique. Je me suis demandé : «Qu’est-ce que des femmes qui restent chez elles toute la journée perçoivent de la guerre ? Des bribes de mots et d’images, des annonces radios, des voix de soldats, des coups de feu »… On a beaucoup travaillé au son cette présence allemande ainsi que les bombardements. D’ailleurs, j’ai vécu personnellement dans des endroits où il y avait des bombardements lointains et c’est vrai que ça existe beaucoup plus au son … C’est sourd et lointain, on sait que c’est là mais tant que ça n’explose qu’à quelques kilomètres, tout le monde continue à vivre …
C’est pourquoi j’ai choisi un traitement visuel minimaliste de la guerre : je ne montre pas les avions qui bombardent la ville. Le seul avion que je filme est celui qui lance les tracts sur la place. Cela m’intéressait davantage de traiter les répercussions de la guerre sur mes personnages que de montrer une escadrille d’avions allemands qui bombarde Tunis.
Vous montrez bien comment les Allemands ont monté les communautés juive et musulmane l’une contre l’autre.
J’ai été atterrée, quand j’ai fait mes recherches historiques, par la violence des propos antisémites qu’on trouvait à l’époque dans les journaux et à la radio. On tenait les juifs responsables de tout, et notamment de la guerre. Ce qu’on entend à la radio dans le film, ce sont des textes d’époque. Je trouvais important de montrer comment les personnages sont envahis par tout ça. Cette radio, qui est un objet de convivialité et que les deux familles partagent dans la maison, est allumée tout le temps. C’est par elle que la violence du monde s’infiltre dans la maison. En fait, cette maison est comme un cocon et à chaque fois qu’il y a une ouverture sur l’extérieur (la fenêtre, la terrasse, la radio), la guerre y pénètre.
On sent que Nour n’est pas aussi instruite que Myriam.

Pourquoi Nour ne va-t-elle pas à l’école ?
Certains libéraux français ont créé une école primaire pour jeunes filles musulmanes, mais se sont vite heurtés à l’hostilité de certains colons, des familles musulmanes
conservatrices et du clergé musulman. Une des premières choses qu’a faites Bourguiba à l’indépendance a été de fixer l’âge minimum du mariage à 17 ans pour les filles, sous réserve de leur consentement et de leur permettre l’accès à l’éducation. Cette question de l’âge du mariage des jeunes filles me touche particulièrement car ma mère m’a eu à 16 ans !
Le protectorat en Tunisie a été vécu de manière moins violente par la communauté juive car celle-ci a bénéficié du mouvement d’émancipation des juifs de France : des écoles de l’Alliance Israélite universelle se sont ouvertes en Tunisie, les juifs ont adopté le costume européen, les classes bourgeoises ont commencé à parler le français. Mais comme le dit Nour dans le film, beaucoup de Juifs étaient pauvres, et illettrés au moment du protectorat.
Nour ne connaît pas tous ces points historiques. Elle voit juste la différence entre elle et Myriam. Du coup, elle reprend les propos antisémites de Khaled qu’elle nourrit de ses propres frustrations.

Il y a une vraie parenté entre Myriam et la Laura de La Petite Jérusalem : même détermination, même dimension de petite femme affranchie dans un milieu répressif à l’égard des femmes …
Oui, même si la différence est que Laura vivait une crise d’adolescence qui est une notion assez moderne et occidentale. Myriam, malheureusement, n’a pas vraiment les moyens de se rebeller : elle doit obéir à sa mère et finit par se marier avec cet homme qu’elle n’aime pas. Les mariages d’amour existaient peu à l’époque. Nour et Myriam vivent toutes deux des mariages arrangés, à la différence près que Nour est amoureuse de Khaled ou du moins qu’elle s’imagine l’être … Mais le prince charmant n’est pas celui qu’on croit.
Et Khaled ?
C’est un personnage frustré socialement qui est évidemment perméable à la propagande. Ce que je voulais montrer c’est comment la propagande passe de bouche en bouche … d’abord par un tract puis par Khaled puis Nour.
J’aime construire des personnages ambivalents. Khaled est celui qui incarne la modernité au début du film. Il prête des livres à Nour, il ne la rejette pas quand elle n’est plus vierge, il met même en scène la mascarade du drap à la fin. Mais en fait c’est lui qui va se radicaliser et revenir à des positions archaïques … ce qui est une impasse au désir d’émancipation de Nour. Dans le film, on ne sait pas si ce personnage frustré arrive à jouir, à la fois sur la terrasse et pendant la nuit de noces. J’aime garder cette ambiguïté.
La représentation de Tunis échappe à tous les poncifs sur le Maghreb. Quelle image souhaitiez-vous en donner ?
J’ai déjà tourné deux films en Tunisie. J’ai aussi habité à Tunis où j’ai été très heureuse. J’y ai vécu plusieurs hivers : j’ai des souvenirs très précis du froid humide, du ciel blanc et brumeux, de la pluie. Je me suis toujours dit que j’avais envie de filmer l’hiver là-bas.
J’ai axé la direction artistique du film sur des teintes froides, dans les bleus et les gris, pour casser l’image exotique et douce de la Tunisie. Grâce aux nouvelles pellicules sensibles, on a tourné en lumière naturelle, car je ne voulais pas une image trop léchée. On a ensuite désaturé un peu l’image à l’étalonnage.
Par ailleurs, je pense que la Tunisie comme tous les pays – a aussi sa propre violence et j’avais envie de montrer ça. Par exemple, le hammam devient très vite un lieu de conflit : tension entre les mères et les filles, les juifs et les arabes Pour la scène de l’épilation j’ai associé ces femmes qui parlent de manière très directe de la nuit de noces et de la virginité avec des plans de l’épilation de Myriam et l’angoisse des deux jeunes filles…
J’ai aussi montré la violence sociale : Au Maghreb, la société est structurée de manière assez féodale. C’était valable à l’époque coloniale et ça l’est toujours maintenant. Même en Tunisie où pourtant Bouguiba s’est attelé très vite à construire des classes moyennes.
Comment avez-vous choisi l’interprète de Myriam ?
J’ai choisi Lizzie Brocheré qui est une comédienne professionnelle parce qu’elle fait très jeune et que j’adore son côté « petit chat bléssé ». C’est un rôle de composition car Lizzie Brocheré est blonde comme les blés. En discutant toutes les deux en préparation, on a vu qu’elle avait beaucoup de points communs avec Myriam, plus profonds qu’une question de type physique ou de couleur de cheveux.
Et l’interprète de Nour ?
Je n’arrivais pas à trouver une comédienne de 16 ans. On a fait un casting sauvage qui a duré des mois, on a vu 300 jeunes filles. On ne trouvait toujours pas, il fallait une fille très jeune qui ait une innocence en même temps qu’une grande sensualité, qui accepte de se mettre nue au hammam, d’embrasser un garçon etc. … Il fallait aussi qu’elle puisse exprimer quelque chose de frustre, sinon le personnage de Nour risquait de devenir odieux. Alors, j’ai élargi le casting aux non arabophones, puis aux non arabes. J’ai choisi Olympe Borval parce qu’elle m’avait confié que son rêve était d’être actrice : elle a été très émouvante. On a tous été surpris. Olympe habite en banlieue où une fille
se fait traiter de pute pour un oui ou pour un non. Le personnage de Nour lui parlait donc beaucoup. Du coup, elle a été obligée d’apprendre l’arabe pour le rôle …
Pourquoi avez-vous choisi de camper la mère de Myriam ?
Un peu par hasard. Je ne trouvais pas de comédiennes qui correspondent à ce que j’avais écrit, les Françaises ne parlaient pas l’arabe, les arabes ne voulaient pas se mettre nues au hammam … Mon mari et une autre amie m’ont dit : «pourquoi tu ne le fais pas toi ?» Alors je me suis fait passer un casting !
Lors du casting de La petite Jérusalem, j’avais eu le même problème pour un petit rôle et Isabelle Pragier, ma productrice, m’avait demandé de le jouer. J’avais refusé parce que j’avais peur de ne pas arriver à tout faire pour mon premier film. Donc en fait, ça a été un oui en différé !
Quels étaient vos partis-pris de mise en scène ?
J’ai un peu continué ce que j’avais amorcé dans La petite Jérusalem, c’est à dire opérer à l’intérieur du film des changements de tons : le film s’ouvre sur une séquence quasi documentaire qui ne sera reprise qu’au moment de la scène d’épilation. L’autre parti pris était de glisser à des moments dramatiques des contrepoints comiques.
J’aime beaucoup aussi filmer la peau, aller parfois vers l’abstraction, comme au moment de l’agression de Tita, de l’épilation ou de la nuit de noces.
Vous travaillez beaucoup sur l’espace.
Tout à fait. La maison est une sorte de personnage en soi, le lieu de l’enfance en fait … donc je n’ai pas coupé les déplacements des personnages.
Au début du film, les deux filles sont souvent dans le même cadre, ensuite quand elles se disputent j’ai tourné des plans séquences pour chorégraphier l’esquive de Nour, puis des moments de confrontation en champs / contrechamps … Il y a aussi des séquences qui s’enchaînent comme des rondes … par exemple, quand on passe de Nour à travers la fenêtre à la file de prisonniers. Ce travail sur le cercle est très oriental.
Comment avez-vous abordé la question de la virginité ?
Je suis assez révoltée par la stupidité de cette histoire d’hymen et de drap taché de sang qui gâche la vie de beaucoup de filles, y compris en France. Dans le film, Nour est coincée.
Elle est obligée de renoncer à Myriam car elle n’est plus vierge. Même si elle voulait quitter Khaled, elle ne le pourrait, car il a désormais un pouvoir sur elle (il peut la quitter et en parler à sa famille). Comme elle vit quelque chose d’insoutenable, elle préfère épouser les idées de Khaled, et elle passe du déni de sa situation à une impossible justification. Il n’y a qu’à la fin, au moment de la mise en scène de son dépucelage, qu’elle peut enfin se libérer de l’ascendant de Khaled et se réconcilier avec Myriam.
Comment s’est passé le tournage en Tunisie ?
On a tourné dans les conditions d’un film tunisien, tant au niveau du budget que de l’équipe. Certains de mes collaborateurs étaient très reconnaissants que j’ose aborder des sujets assez tabous : cette période historique est souvent occultée en Tunisie, de même que l’anti-judaïsme arabo-musulman, ou bien la violence des rapports humains. Il y a le mythe d’une Tunisie aseptisée où tout le monde est beau et gentil et où personne ne souffre de rien Mais le plus compliquée a quand même été le rapport à la nudité. C’est très difficile de tourner là-bas une scène d’amour … et encore plus de montrer un sexe de femme en train de se faire épiler. Certaines personnes sur le tournage ont été choquées d’autant plus que c’était une femme qui filmait ça ! Donc, heureusement que j’étais entourée de gens libres dans leur tête. Mais ça n’a pas été sans mal.

Comment avez-vous filmé la séquence de l’épilation du pubis ?
J’ai filmé la scène comme une défloration, comme si c’était Nour, cette fois, qui assistait à la défloration de Myriam. Les deux jeunes filles vivent une amitié fusionnelle, adolescente … elles doivent tout vivre ensemble, même les choses les plus intimes C’est comme si elles partageaient le même corps : l’image est construite comme s’il y avait un seul corps et deux visages de chaque côté. C’est aussi un peu la scène où elles se disent adieu.

Réalisé par Karin Albou
Avec Lizzie Brocheré, Olympe Borval, Najib Oudghiri




Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Mickabenda 17549 partages Voir son profil
Voir son blog

Magazines