Trésor d’amour, le dernier Sollers, trace la route de l’amour avec Stendhal à Venise.
Sollers se sait seul, plus que jamais. Au fil de ses derniers romans, son style s’est épuré, a encore gagné en intensité et en calme. Il s’efface de plus en plus au profit des personnalités qu’il étudie, en orchestrateur discret, poli ; ou plutôt il a tendance à se confondre avec elles. Tout au long de Trésor d’amour, c’est Stendhal que Sollers ravifie, comme il l’avait fait avec Nietzsche en 2006 avec Une Vie divine. La méthode est simple : coller au plus près du texte et de l’existence affective de l’écrivain, faire ressortir les teintes les plus sensuelles, libératrices de ses expériences, repérer les sources d’erreurs commises ; puis imaginer comment, aujourd’hui, l’on pourrait vivre, et réussir là où des créateurs comme Nietzsche ou Stendhal ont pu échouer (la question du choix des femmes prend ici son importance).
Ce Trésor d’amour est à l’image du style de Stendhal, une suite de nuances. Une variation sur plusieurs thèmes, sur fond d’ironie salvatrice, comme toutes les œuvres de Sollers depuis Femmes (1983). La critique du monde contemporain, de ses valeurs, est plus rapide et feutrée que jamais ; Sollers, ici, se contente de rappeler que l’amour est un champ de ruines, et qu’il devient de plus en plus incongru et inutile de parler de littérature. Comme si l’auteur, particulièrement intéressé et inspiré par son sujet – Stendhal -, préférait insister sur son positionnement dans l’amour et l’esthétique qui en découle, à mesure que la situation devient irrattrapable, suivant l’adage célèbre de Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. » Esthétique d’autant plus brillante, vivante, absolument moderne, à mesure que l’empire de la technique s’étend. La situation nous oblige à revenir aux arcanes de l’art, de la sensibilité, c’est-à-dire de l’intelligence, dont le goût est le « nec plus ultra » (Lautréamont).
Le trésor inépuisable qu’est la littérature
Sollers se caractérise ici par son immense sensibilité, sa capacité à mettre les mots justes sur des impressions subtiles. Au fond, il n’aura jamais été d’aucun clan, si ce n’est de celui des personnalités artistiques s’étant intéressé, avec lucidité, à l’amour dans toutes ses modulations. Il imprime à cette question son style, médité, en situation de dialogue constant avec lui-même.
Il paraît contradictoire d’être l’un des écrivains n’ayant pas hésité à parler crûment, sèchement de sexualité (Femmes, Le Cœur absolu), puis de faire l’éloge, dans ce roman, de l’amour-passion dans tout ce qu’il a, aussi, de naïf, bloquant, platonique. Mais c’est en accord avec « l’athéisme sexuel » qu’a toujours revendiqué Sollers, et lié à ce que nous disions plus haut ; l’émotion et la description fine de celle-ci vaut mieux que n’importe quel blocage dialectique idéalisant ; il faut que ça dialogue, que ça nuance, et que l’on n’aime rien tant que l’éternel retour des nuances, toujours les mêmes et jamais les mêmes. Celui qui décrit et dialogue avec son existence, au fond, en sait parfois plus que ce qu’il vit.
D’où l’importance que Sollers confère à l’épitaphe désirée par Stendhal : « Il a vécu, il a écrit, il a aimé », et non pas celle qui figure réellement sur sa tombe : « Il a vécu, il a aimé, il a écrit. » Sollers insiste : on aime parce qu’on écrit, pas l’inverse.
Sollers, dans cette manière de se situer apparemment en retrait par rapport aux artistes qu’il décrit, passe progressivement une étape dans sa manière de se décrire et de se vivre. Se sent-il de plus en plus en confluence avec les voyageurs du temps, lui qui s’estime déjà « posthume » ? Il est déjà mort, le sait déjà, il l’a toujours été, puisque disposer de sa propre « mort à crédit » (pour citer le non-célébrable Céline) est la seule manière d’en savoir plus que les vivants, sur soi, en faisant semblant de vivre avec eux, alors que l’on vit d’abord avec soi (voir les textes sur la gnose dans Discours Parfait et Les Voyageurs du temps).
Les « happy few », amateurs supérieurs
D’où le fait qu’il reste incompréhensible pour quelqu’un qui raisonne principalement à travers les codes sociaux – ça fait beaucoup de monde – qui précisément empêchent la sensation de la mort de produire ses effets, distancie du savoir qu’elle permet d’atteindre, au profit du blabla névrotique nécessaire à la survie mentale des êtres psychologisés à outrance ; ceux qui croient désespérément en leur narcissisme, denrée périssable s’il en est. Sollers ne fait que de parler de ça depuis cinquante ans, et il est, somme toute, un peu entendu. Il faut dire qu’il s’amuse à brouiller les pistes, les chiffons rouges, afin que l’ensemble des blablateurs, quel que soit leur parti, se trahissent en détestant et piquant la poupée représentant le fait médiatique « Sollers ». Vous sortez un livre (la lune), vous passer à la télé (le doigt) ; la plupart s’acharnera sur le doigt. Ceci a toujours été, mais en agitant son doigt on peut du moins le démontrer, le redémontrer, distinguer, en creux, sous quels oripeaux se cache la nouvelle cléricature. Ce que Sollers appelle « faire travailler l’ennemi pour soi ».
Pourquoi insister sur cette idée de « voyageurs du temps » ? Les romans sollersiens sont à la recherche de la longueur d’onde, de la tonalité, de la « logique bien imprévue » (Rimbaud) qui permette de réunir dans un livre, dans un réseau de mots et de phrases, de multiples expériences langagières singulières. Certains verront dans Trésor d’amour un enchevêtrement de propos peu cohérent, puisqu’ils ne parviendront pas à se brancher à ce réseau, à entendre cette tonalité, peut-être parce qu’ils portent trop d’attention aux apparences (géographie, époque, calendrier, langue, situations psychologiques…). La conviction de Sollers, celle qu’il cherche à nous faire partager, c’est qu’il y a une expérience littéraire et métaphysique unique à circonscrire, expliquer, ré-exposer inlassablement, en variant les langues, les arts et les acteurs. Des nuances sur la nuance, l’activité préférée des « amateurs supérieurs » (Rimbaud), ou « happy few » (Stendhal).
Il y a un savoir premier à communiquer, une sensibilité de fond qui dit vrai et échappe au diable du mensonge, pour ce Philippe Sollers qui, en toute discrétion, est en train d’écrire à lui seul rien moins qu’une encyclopédie dans cette optique (avec l’ensemble La Guerre du goût, Éloge de l’infini, Discours parfait).
Les romans de Sollers sont là pour mettre en situation cette observation première, ce rapport libérateur à l’infini, au non-être ; là où la plupart des faits langagiers parlés ou écrits se limitent à l’expression d’une angoisse provoquée dans la croyance en LA mort, c’est-à-dire au rapport infantilisant ou criminalisant qu’on entretient avec le maternel.