Rio della Croce, Giudecca
« Le lieu semble si paisible aujourd'hui » commentait Danielle de Venetiamico suite à ce billet.
Oui, beaucoup plus paisible qu'au début du siècle défunt.
Asseyez-vous quelques minutes « ... près des marches, dans le petit rio della Croce, puant et envasé » et fermez les yeux.
A la gauche du rio, le long mur rose qui accompagne le jardin des Eden vers la lagune.
Le meuglement de quinze vaches: des italiennes, des autrichiennes et une suisse.
Les gondoles arrivent en silence au gré des années. Effleurant le haut de nos marches, de biens illustres costumes: un jour Barrès; un autre Cocteau; un autre encore François Mauriac. Tous font quelques pas en arrière et s'évanouissent sur la passerelle de fer.
A la droite du rio, l'infirmerie britannique de Lady Layard.
Au ponton du bac pour la Giudecca une flamboyante pancarte indique le chemin et attire les bateaux anglais et américains qui entrent au port.
« Le jardin de l'infirmerie, sa chambre bleue et le bureau de sa directrice devenaient un rendez-vous pour les résidents et les gens de passage.»
A travers les volets, entendez les bruyants thés hautement mondains.
Par beau temps, Rolfe emmène les malades qui le souhaitent respirer la lagune. Ils sont tous là à emprunter nos marches pour grimper dans son sandolo: le mécanicien-chef n'ayant qu'un quart de rein résolu à vivre et à mourir au frais de Lady Layard, le petit brigand de Bari qui avait offert sa main à l'infirmière-assistante lors de l'amputation de sa jambe, l'infirme mécano chenu et pneumonique, l'artiste grec qui ne voulait pas qu'on le débarrassât de l'aiguille fichée dans la plante du pied, d'innombrables marins et valets de Lady Layard, phtisiques, généralement impossibles, deux salutistes aux doigts envenimés.
Les jours de pluie, Rolfe se propose aux achats de l'infirmerie.
S'amoncellent alors pêle-mêle à quelques mètres de notre petit escalier des panettoni, du charbon, du bois de chauffage, bûches marchandées aux trabaccoli istriens.
Vous pouvez ouvrir les yeux à présent.
Oui, Danielle, beaucoup plus paisible qu'au début du siècle défunt ...
Le Désir et la poursuite du Tout -Frederick Rolfe