Quelqu’un, dans une errance contrôlée, parle, raconte et décrit. C’est un homme, même si, dans les dernières pages, on a également accès aux pensées intérieures d’une femme : « Je ferais bien d’aller me promener, pensa-t-elle, car il est juste que ce sont ceux qui n’écrivent pas qui ont le plus de choses à dire ». Nous sommes avec lui (tendance elle), de son côté, partageons son point de vue, et restons, ni plus ni moins que ce dernier, à l’extérieur de ses motivations, de ses désirs, de ses sentiments, de son identité et de ses voyages. Lui-même part d’un constat dont le récit qui suit ne démentira pas l’étrangeté : « À un moment donné de ma vie j’ai surgi. » Il y a donc une origine, un début, une naissance qui ne correspondent pas à la date biographique fêtée chaque anniversaire. Un surgissement comme un phénomène vital irrépressible et violent, continu et indéfini, qui s’impose à l’écriture, et dont elle va signaler quelques-unes des manifestations les plus saillantes : construction d’un pavillon (sans doute trop sage pour celui qui dit « je »), expérience d’un ennui qui affine la question de l’identité par celle de l’exception, voyage, observation des paysages, traversée des villes et des paysages, précipitation du temps jusqu’au passage d’une année l’autre, expérience intérieure (« Ces jours derniers je ne passe plus par ma pensée »), adresse à un « vous » depuis un « je » redessiné par une collectivité.
Ce bref récit se présente sous la forme de fragments en prose dont la longueur est variable ; certaines des lignes qui les composent ne sont pas alignées. Et l’effet d’étrangeté du texte est aggravé (je tiens à la notion de gravité contenue par ce verbe) par ces décalages qui mettent en suspens l’horizon d’attente du lecteur. De même, le sentiment de malaise peut venir du choix de la ponctuation. Si certaines phrases sont ponctuées selon le code grammatical traditionnel, à d’autres il manque un point d’exclamation (« On croit rêver, mais on vit. », « Bonne nuit. », « Non vous ne rêvez pas. » « S’asseoir, dire ‘travail’. Travaille. »), ce qui procure un effet presque déceptif : neutralisation, en tout cas, des remarques, bloquant l’émotion et l’effet d’identification du lecteur. Cette discrète et perspicace gêne est également entretenue par des énoncés qui froissent la logique. Le sens se grippe, dysfonctionne. « Mais le froid est en nous, réponds-tu, tandis que l’enfant ne l’est pas. » Cette clausule se comprend certes par rapport à la scène qui précède, et pourtant sa dernière proposition distille quelque chose d’inquiétant. Tout d’abord, quelle est la nature de ce froid avec lequel nous cohabitons sans le savoir ? Maladie à venir ? Prescience de la mort ? Et qui est cet enfant qui n’est pas en nous ? Celui que nous ne sommes plus ? Celui qui a « surgi » et disparu avec une violence symétrique ? Celui que nous n’aurons jamais même si nous sommes parents ?
Scènes, enfin, s’entend de deux manières. Nous sommes au théâtre, et chaque page de ce livre constitue l’emplacement où les acteurs-mots paraissent devant les spectateurs-lecteurs. Ces scènes s’emparent d’un espace visible et elles y jouent — deuxième sens — des scènes, c’est-à-dire des actions partielles qui, en se déroulant, fonctionnent comme les séquences d’une vie, dont on a vu à quel point la naissance et l’avenir faisaient, justement, une scène : explosions d’énergie qui gagne la ville, la vie, et jusqu’au texte qui les scénarise. En témoigne cette évidence et cet appel consignés avec une résignation dont on ne saura jamais si elle est feinte : « Force nous est de constater que notre cœur est pour l’instant le dernier endroit qui ne se soit pas encore enflammé. »
Anne Malaprade
Dorothée Volut, Scènes extérieures, Contre-Pied, 2010, 22 pages, 4 euros.