Quelles que soient les lacunes des récits nationaux plus anciens autrefois enseignés à l'école, si sélectif qu'en était l'axe et si implacablement instrumental que pouvait être leur message, ils avaient au moins l'avantage de fournir à une nation des références passées pour son expérience présente. L'histoire traditionnelle, telle qu'on l'enseignait à des générations d'écoliers et d'étudiants, donnait un sens au présent à travers des références au passé : les noms actuels, les lieux, les inscriptions, les idées et les allusions pouvaient s'insérer dans le récit mémorisé du passé. De nos jours, en revanche, ce processus s'est inversé. Le passé a cessé d'avoir une forme narrative convenue. Il ne trouve de sens qu'en rapport à nos multiples préoccupations présentes, souvent contradictoires.
Tony Judt, dans l'introduction de son excellent Retour sur le XXème siècle.
Judt a l'art de condenser certains des problèmes de l'histoire d'aujourd'hui en quelques lignes.
L'impression que l'on a est celle d'une histoire ouverte à qui la veut : pour le CRAN, l'histoire de France c'est l'esclavage ; pour l'Algérie c'est l'OAS. Les manuels s'en ressentiraient (encore que Slate modère fortement les protestations sur le sujet).
Sarkozy tente de refonder une version officielle de l'histoire, sur les fragiles épaules de Guy Moquet et à travers son musée de l'histoire de France. Il y aurait de bonnes raisons à tenter de réécrire ainsi une histoire nationale.
1974 - Marianne est déjà bien pâle...
Mais y-a-t'il encore une nation ? Y-a-t'il volonté de nation quand un président qui maltraite la langue s'affiche avec un tee-shirt FBI ?
Sarkozy n'est simplement pas crédible pour faire émerger un récit national rénové. C'est pourtant sans doute à ce niveau politique que cela se joue. Je me souviens avoir lu une édition de Grammaire des civilisations, de Fernand Braudel, où l'intro expliquait qu'il s'agissait d'un projet de manuel de terminale rejeté par Pompidou car donnant une vision trop complexe du monde (j'ai perdu l'ouvrage, ce point demande confirmation)...
J'ai vu passer récemment une histoire de France "critique" titrée "Nos ancêtres les gaulois et autres fadaises" (François Reynaert). Comme si quiconque aujourd'hui enseignait encore nos ancêtres les gaulois !
Guillaume Calafat, dans Rue 89, résumait de façon savoureuse l'histoire de France vue par Alain Minc : "Alain Minc s'attache surtout à expliquer pourquoi la France n'est pas devenue la Grande-Bretagne".
L'histoire de France enjeu politique ce n'est pas nouveau. Ce qui est nouveau, et que résume magnifiquement Judt, c'est qu'il n'y a plus réellement d'histoire officielle - il faut être journaliste au Nouvel Obs pour ne pas s'en être rendu compte.
Peut-être l'enjeu est-il dans l'émergence d'une "histoire européenne" avec ces manuels contant les "guerres civiles européennes" en lieu et place des deux guerres mondiales - l'histoire devra alors retenir que le XXème siècle est celui où les civils se sont dotés des armes de plus gros calibre... Reynaert eut été plus courageux de dénoncer les "nos ancêtres européens" qui s'annoncent !
Toujours est-il que Judt tape en plein dans le mille. Son recueil d'articles vise à permettre aux lecteurs de rechercher, pour leur propre compte, le sens du XXème siècle et il y contribue assurément.