Après l’annonce du retrait de Louis-Ferdinand Céline, des calendriers des célébrations nationales pour le reste de l’année, le ministre de la culture, Frédéric Mitterrand s’est expliqué : « Déposer une gerbe au pied de Louis-Ferdinand Céline, au nom des valeurs de la République, pour l’instant, et pour toujours je crois, ce n’est pas possible ». Il aurait ajouté que la veille au soir, il avait relu « Bagatelles pour un massacre », ce qui lui avait suffi pour trancher et prendre cette décision. Frédéric Mitterrand a eu ces jours-ci, une révélation inouïe. Louis-Ferdinand Céline était plutôt antisémite. Un antisémitisme à replacer aussi dans son contexte d’époque, avec un fonds d’anti - dreyfusisme à la mode du XIXe. Et qui ne transparait pas d’ailleurs dans l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain, mais avec une fureur inégalée, il est vrai, notamment dans « Bagatelles pour un massacre ».
Louis-Ferdinand Destouches de son vrai nom (Courbevoie 1892 - Meudon 1961), entamera des études de médecine de 1919 à 1924, ayant bénéficié des programmes allégés réservés aux anciens combattants. Il fit son internat à Rennes et publia sa thèse de médecine, consacré aux travaux du chirurgien Semmelweis et à l’hygiène post - opératoire. Il effectua ensuite plusieurs missions pour le compte de l’éphémère Société des Nations, notamment en Afrique noire et participa en 1918-19 à une campagne de vaccination contre la tuberculose en Bretagne. Le personnage célinien est sinon complexe à saisir, voire quelques peu schizophrénique. « Céline » fut aussi un « médecin des pauvres », qui soignait gratuitement les patients dans son dispensaire de Bezons. Il se lance dans l’écriture à quarante ans, en 1932. Le début de son œuvre littéraire - « Voyage au bout de la nuit », « Mort à crédit », « Guignol’s band » tomes 1 et 2 - est surtout teintée d’un profond nihilisme, jetant un regard désabusé sur la société et le monde qui l’entoure, avec également une sérieuse pointe d’antimilitarisme. Céline fut aussi le créateur d’un style narratif très particulier, teinté d’argot parisien, qui traduit toute la difficulté d’une époque à être et à se dire, exprimant sa haine du monde moderne. Plusieurs passages de « Voyage au bout de la nuit » (1932) dénonceront clairement, par exemple, l’inhumanité du système capitaliste en général et fordiste en particulier, s’inspirant de son expérience de médecin de la SDN, parti visiter les usines Ford de Chicago. C’est toute cette partie de sa vie qu’il relate à travers les aventures de son antihéros Ferdinand Bardamu, dans son roman le plus connu, le premier, pour lequel il reçoit le prix Renaudot, après avoir manqué de peu le prix Goncourt (ce qui provoquera la démission de Lucien Descaves du jury du Goncourt). Il fait l’étalage de son antisémitisme, changeant totalement de registre littéraire, au travers de deux pamphlets « L’école des cadavres » (1938), « Bagatelles pour un massacre » (1937).
Beaucoup d’histoires ont été racontées, relevant souvent de l’affabulation, sur Louis-Ferdinand Céline sous l’occupation, à savoir sur son attitude, ou ses compromissions. Il se porta volontaire dans la Marine nationale, à la déclaration de guerre, affecté comme médecin de bords. Une fois démobilisé, il n’eut aucune implication, si ce n’est toutefois au travers d’une forme de collaboration littéraire. Céline écrit ainsi des lettres aux journaux collaborationnistes, certaines y sont publiées, d’autres pas. Il y étale un antisémitisme violent et virulent, on ne peut le dénier. Mais cela en reste là, résumant toute l’ambiguïté du personnage, jetant parfois par écrit, tout ce qui lui passait par l’esprit selon l’humeur du moment. “Céline” n’a pas été de l’équipée de ses écrivains français, partis en voyage en Allemagne, à l’image de Brasillach. Il se montre paradoxalement aussi, plutôt critique à l’égard de Vichy, qu’il comparaît à un “régime d’opérette”. Il était en réalité, assez indéfinissable. Il publie aussi « Les Beaux draps », troisième et dernier pamphlet dans la lignée des deux précédents (Nouvelles éditions françaises, 1941). Après le débarquement du 6 juin 1944, craignant pour sa vie, il quitte la France le 14 juin 1944 -, et se retrouve d’abord à Baden-Baden, en Allemagne, avant de partir pour Berlin, puis pour Kraenzlin (le Zornhof de Nord), puis enfin à Sigmaringen, dans une fuite éperdue. Il atteint enfin le Danemark, le 22 mars 1945, pour y être arrêté, sur mandat d’arrêt international, et pour y vivre en captivité, près d’une année et demie. Il rentre ensuite en France, pour vivre difficilement, boycotté par le monde littéraire. En 1950, il est encore condamné en France, pour collaboration, à une année d’emprisonnement (qu’il a déjà effectuée au Danemark), à 50 000 francs d’amende, à la confiscation de la moitié de ses biens et à l’indignité nationale, puis finalement amnistié en 1951.
Mais Céline est aussi et d’abord un immense écrivain, emprisonné après la guerre, ayant fait son mea-culpa, et décédé à Meudon, en 1961. Réédité dans l’après-guerre, par Gallimard (« Casse-pipe », « Féérie pour une autre fois »…), il est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands prosateurs de son temps, aux côtés d’autres connaisseurs de l’absurdité humaine comme Albert Camus, Jean-Paul Sartre ou Samuel Beckett. Ses livres sont traduits dans le monde entier. Encore aujourd’hui, il est ainsi l’auteur français le plus traduit à l’étranger après Marcel Proust, et ses trois pamphlets sulfureux ne sont évidemment plus édités depuis la Libération. Mais comme l’analyse Eric Zemmour, la critique littéraire nous a appris, à distinguer entre l’écrivain et l’homme, entre l’oeuvre et les idées… Son « Voyage au bout de la nuit » est un des chefs d’œuvre de la littérature française. “Même son échappée grotesque à Sigmaringen avec le dernier carré des fuyards de la collaboration, autour de Pétain et Laval, lui donna l’occasion de livrer une grandiose farce rabelaisienne (dans « D’un château l’autre »), dans laquelle il n’épargna guère ses compagnons d’infortune“. En réalité, il semblerait que Louis-Ferdinand « Céline » n’avait pas réellement saisi, compris et assimilé, les enjeux et la nature réelle du second conflit mondial.
Au-delà de cette problématique, entre en ligne de compte, le fait que l’on puisse être, hélas « un génie et un salaud », dixit M. Zemmour. « On n’est pas forcément un grand écrivain, parce que l’on est un brave type ». « C’est injuste mais c’est ainsi ». Mitterrand ne saurait l’ignorer, ayant écrit d’un plume talentueuse, pour dire tout le mal qu’il pensait de lui-même. Le général de Gaulle disait, que « tout homme qui écrit et qui écrit bien, sert la France ! ». Et Nicolas Sarkozy, lui-même, grand amateur du « Voyage au bout de la nuit », a toujours dit que l’on pouvait aimer Céline, sans être antisémite, tout comme on pouvait aimer Proust sans être homosexuel. Certes, il s’agissait là d’une commémoration de la mémoire du célèbre écrivain. Mais on peut se dire, qu’une célébration aurait pu être aussi l’occasion d’une pédagogie très instructive sur l’antisémitisme d’avant-guerre et la collaboration, à étudier sous un angle littéraire critique et objectif. Car Céline est l’incarnation même de ces anciens combattants de la guerre de 14, qui avaient érigé la paix en valeur suprême. De ces hommes de gauche aussi, qui deviendront antisémites et « collabos », surtout par pacifisme et refus absolu de la guerre avec l’Allemagne. « Je préfère être un Allemand vivant, qu’un Français mort », disait Giono, qui fut également inquiété à la Libération. Cela n’excuse certes rien, mais il importe de prendre du recul face à ce triste épisode de l’occupation, cette page de la collaboration littéraire. Et dans laquelle de nombreux intellectuels se sont fourvoyés, ne serait-ce que pour la comprendre, emportés qu’ils furent dans une irrésistible vague, pour certains d’entre eux, faute d’une lucidité suffisante portée sur leur période et les évènements.
Et dans la logique des choses, cette décision du ministre de la culture pourrait avoir des suites. On ne pourrait plus étudier aussi dans les écoles, Aragon, qui célébra dans ses poèmes, la Tcheka, la police politique stalinienne, qui tortura et massacra à tout va. Qui sait, si dans quelques années, des voix ne contesteront pas, sinon la commémoration de Voltaire, qui s’enrichit honteusement dans la traite triangulaire. Le même Voltaire n’était d’ailleurs pas avare, dans le contexte moderne, de réflexions antisémites. La lecture de certains passages du « Dictionnaire Philosophique » pose ainsi la question de l’antisémitisme du grand philosophe. Une pensée qui pourrait sembler lié au combat du philosophe contre l’église chrétienne selon certains philosophes contemporains, Pierre-André Taguieff plaçant la reformulation de la pensée antijudaïste de penseurs comme Voltaire ou le baron d’Horbach, « dans le code culturel « progressiste » de la lutte contre les préjugés et les superstitions », l’antisémitisme n’ayant vraisemblablement pas cherché sa doctrine chez Voltaire. Mais si l’auteur de Candide résistait à ses hypothétiques assauts, faisant fi de tout anachronisme, « il ne manquera pas de bonnes âmes pour expliquer ce deux poids / deux mesures, par la puissance inégalée du lobby juif dans les médias ».
Et Messieurs Klarsfeld et Mitterrand pourront se féliciter, au nom sacro-saint dogme du politiquement correct, sans rien n’apaiser, ni rien apporter au débat, ils auront décidemment bien travaillé.
J. D.