On habille promptement de fleurs les grandes révoltes politiques de ce siècle. Le renversement du dictateur portugais Salazar, en 1974, fut la révolution des œillets. Plus récemment, en 2003, la colère du peuple géorgien contre son président Chevernadze fut associée aux roses. La crise qui secoue actuellement la Tunisie a quant-à-elle un parfum de jasmin.
La réalité, cependant, est souvent moins romantique. Les révolutions ressemblent rarement au soulèvement républicain de juin 1832 décrit par Victor Hugo dans Les Misérables. D’une part parce qu’elles ne se réduisent pas à la lutte de quelques fougueux étudiants en chemise rouge contre les canons de l’armée. Mais surtout parce qu’avant les idéologies, c’est l’économie qui commande les révolutions.
La révolte populaire en Tunisie, qui trouve un écho sérieux en Égypte, est l’illustration parfaite de ce principe. 20% de la jeunesse est concernée par le chômage. Surtout, la cherté de la vie a fortement progressé au cours des dernières années. Ce sont en particulier les produits alimentaires de base qui ont été frappés par l’inflation, à la suite notamment de la baisse de production des gros exportateurs (Russie, Australie et Argentine) en 2010.
Dans une interview à L’Est républicain, le chercheur Jean-François Daguzan estime que le renversement de Ben Ali résulte directement de cette crise économique également provoquée par le choc de la mondialisation financière : « En Tunisie, il y avait un marché tacite entre le pouvoir et la population. Les gens acceptaient l’Etat autoritaire en contrepartie d’un développement économique et d’une barrière solide contre les islamistes. Mais ce système est basé sur la croissance ininterrompue. Le marché est rompu. Le petit peuple descend dans la rue tout simplement parce qu’il a faim ».
Déjà en 1789…
L’immolation d’un jeune marchand ambulant, pour impressionnante qu’elle soit, n’est que l’étincelle. La poudre, elle, s’entasse sous les fondations du pouvoir en place à mesure que le peuple cesse de profiter des fruits de la production. Du reste, l’histoire des révolutions bégaie. En 1789, la Bastille ne fut pas prise par hasard. Journaliste au Monde, Pierre-Antoine Delhommais rappelle dans l’une de ses chroniques le bond des prix des produits de base enregistré à l’époque : « Le setier de froment, sur le marché de Pontoise, valait 23 livres en juillet 1788, mais 50 livres en juillet 1789. Impossible pour le manœuvre parisien, payé 30 sous par jour, de nourrir sa famille quand le prix du pain passe de 8 à 20 sous ».
L’historien René Rémond abonde dans ce sens dans son ouvrage L’Ancien Régime et la Révolution : « Cette économie est caractérisée par les entraves qui pèsent sur elle, les unes techniques et les autres juridiques. La menace chronique de la pénurie fait de la faim le premier problème des individus et des gouvernements ; la France vit dans la hantise des disettes, le souvenir des famines précédentes et l’appréhension de leur retour. [...] Les disettes sont d’autant plus à craindre que la population s’est accrue rapidement, plus vite que la production des céréales. Entre 1715 et 1789, la population de la France a approximativement augmenté de moitié, passant de 18 ou 19 millions à 26 ou 27, sans que pour autant l’agriculture française soit en mesure de nourrir cet excédent ».
Il ajoute que le contexte général d’inflation en Europe à ce moment-là pèse lourdement sur les ouvriers, les artisans et les consommateurs en général, et que nombre de producteurs s’élèvent contre l’organisation corporatiste. Les idées portées par les Lumières s’ancrent dès lors plus facilement dans les esprits, et nombre des transformations de la Révolutions sont d’ordre économique et vont dans le sens d’une libéralisation, à l’instar de la loi Le Chapelier.
Maîtriser l’économie pour contenir les révolutions
De même, difficile d’expliquer la Révolution russe de 1917 en faisant l’impasse sur les radicales transformations économiques de l’époque : l’abolition du servage, le développement industriel dans un système encore archaïque, l’augmentation de la paupérisation urbaine qui en découle, le nombre de paysans sans terres face à l’enrichissement des koulaks… Un terrain fertile aux idées marxistes. Les Thèses d’avril de Lénine sont d’ailleurs des réponses essentiellement économiques pour l’URSS en devenir.
De là à conclure que la maîtrise de l’économie permet la maîtrise des nations, il n’y a qu’un pas. La vitalité des marchés contribue à contenir les révolutions. En Chine, les 10 points annuels de croissance expliquent sans doute en grande partie que le peuple supporte la poigne de fer des maîtres du pays. Ceux-ci, d’ailleurs, ne sont pas sereins face à l’inflation galopante : « Même à Pékin, malgré le miracle économique, les dirigeants communistes commencent à prendre peur devant le dérapage des prix et tentent de reprendre le contrôle » note Pierre-Antoine Delhommais. Sans doute savent-ils mieux que quiconque qu’une hausse des prix de consommation courante servira plus efficacement la cause des droits de l’Homme que tous les dissidents démocrates réunis.