Pitz © Manolosanctis - 2011
Yvon est un jeune garçon qui vit seul avec son père dans un endroit rude et isolé du monde. Le progrès n’y a pas de place et les hommes sont généralement occupés par les activités de bucheronnage. Un contexte social qui rappelle beaucoup celui de Je mourrai pas gibier d’Alfred. Pourquoi ? Un bassin d’emploi assez pauvre, des hommes qui plient sous le poids d’une vie toute tracée et des convenances sociales (pour être respecté et considéré, l’individu se doit d’être fort, travailleur et courageux sans quoi il ne peut pas prétendre à la considération et au respect de ses pairs).
Au loin, la guerre fait rage. Les Allemands gagnent du terrain, l’issue de la seconde guerre mondiale est encore incertaine. Ce contexte réactive chez le père d’Yvon ses souvenirs des tranchées. Quant au jeune homme, il tente de répondre au mieux aux attentes paternelles, mais en vain. Il supporte la présence de son père de manière quasi permanente. Leurs rapports sont distants, leur quotidien est un fragile équilibre entre de longs tête-à-tête silencieux et quelques rares échanges qui, en cas de désaccords, se règlent aux poings. Pour prendre l’air et faire descendre la pression, Yvon retrouve son ami Gilles avec qui il s’autorise quelques virées, voire quelques confidences. Ensemble, ils dynamitent des terriers de taupes afin de récupérer la peau de ces mammifères pour les vendre et ainsi se faire un peu d’argent de poche.
Un jour pourtant survient la rixe de trop avec son père. Yvon lui rend ses coups et fugue. Il se retrouve seul, livré à lui même. Face à cette situation qu’il avait souhaitée de longue date, il décide de se rendre en ville pour trouver du travail.
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Nicolas Pitz est un jeune auteur belge qui compte à son actif deux collaborations remarquées dans les collectifs de Phantasmes et 13m28. Pour la première fois, l’auteur s’engage seul dans un projet conséquent puisque Luluabourg est annoncé comme une trilogie. Pour construire ce récit, l’artiste s’est inspiré de la vie de son grand-père.
Difficile d’entrer dans cet univers sombre. Difficile de cerner le personnage principal aussi. J’ai passé la majeure partie de ma lecture à observer curieusement les événements qui se déroulaient sous mes yeux, incapable de me détacher du rôle de spectatrice, incapable d’oublier que j’avais un livre entre les mains et que j’en tournais les pages. Pendant un long moment, le désir me tenaillait de quitter cette ambiance oppressante. Puis, petit à petit, la rudesse de ce monde d’hommes s’est adoucie, les personnages sont devenus moins agressifs. Je suis parvenue à m’accrocher à quelques repères.
La difficulté d’accepter cette lecture tient essentiellement à l’atmosphère austère des visuels. A l’aide de nombreux jeux de hachures, Nicolas Pitz campe un univers sombre, noir, angoissant. On remarquera ici et là quelques maladresses dans le rendu des décors et des expressions des personnages, annihilant presque tout relief à ce dessin corrosif. Pourtant, ce trait fin campe à merveille la rudesse de cet univers et sa colorisation accentue à outrance ce ressenti. Les marrons, vert kaki, rouge sang et beige rendent compte de la morosité, de la lourdeur. Ce choix graphique est agressif. Durant ma lecture, je n’ai pas adhéré aux ambiances graphiques en revanche, il n’en a pas été de même pour l’histoire.
Autour de cette relation père-fils, Nicolas Pitz aborde de nombreux thèmes : passage de l’adolescence à l’âge adulte, la mort, l’autorité, la guerre, la quête de soi, la folie, la solitude, l’insertion, l’amitié, la fuite et la peur. Cette richesse thématique explique certainement l’avancée saccadée de l’intrigue durant la majeure partie de l’ouvrage.
On met du temps à comprendre que le personnage est un écorché vif, un enfant qui n’a pas profité de la tendresse d’une mère et/ou la possibilité d’imaginer un monde enfantin et merveilleux pour s’y réfugier. Peu à peu, Yvon se montre fragile ; on s’attache, on le plaint, on peine avec lui, on aimerait l’aider à se sortir de ce carcan social dont il est issu et lui offrir un peu plus de vocabulaire afin qu’il puisse exprimer ses sentiments. Sans transition, on est parachuté dans son monde onirique. Celui-ci est fait de haine : en chevalier, il y combat ses démons et crie à la gueule de son père tout l’amour qu’il a pour lui ou exprime l’envie de le tuer quand ce dernier fait la sourde oreille. On se perdra un temps, incapable de dissocier la réalité de l’imaginaire, incapable de faire la part des choses quant à savoir si le personnage est conscient ou s’il erre éveillé, halluciné, dans un quelconque monde extraordinaire. On navigue entre propos narratifs (les pensées d’Yvon) et des dialogues crus, incisifs. Il subit plus qu’il ne profite, ce qui nous donne à nous, lecteur, la désagréable sensation d’être balloté durant les 70 premières planches d’un ouvrage qui en compte 80. Pourtant, force est constater qu’au moment de fermer l’album, quelque chose est passé. La construction de ce personnage, aussi douloureuse soit-elle à imaginer, aussi difficile soit-elle à soutenir, me donne envie de découvrir la suite.
Je n’aurais pas pensé pouvoir écrire un avis positif sur cet album, car la lecture a été difficile et m’y investir était presque impossible. Et pourtant, il m’a au final convaincu. On s’attache à Yvon peut-être par une compréhension aigue de son vécu : comme lui, on subit sa réalité insupportable composée d’une atmosphère visuelle oppressante et d’un manque de mots. La difficulté de lecture fait ainsi écho à sa difficulté de vécu.
Un album qui n’est pas facile d’accès pour le tout venant mais pour les amateurs fidèles de BD je dirais : pourquoi ne pas essayer ?
Je remercie Blog-O-Book et Manolosanctis pour cette découverte.
Extrait :
« C’est aujourd’hui mon anniversaire. Et tout le monde s’en fout… J’ai l’impression de devenir comme lui (mon père). En ce moment, je ne suis plus moi-même. Je ne résiste plus. Comme si la vie de mon père et la mienne ne faisaient qu’une. Je vieillis sans doute. Je suis l’esclave de cette forêt. Elle n’existerait pas sans moi et sans elle je ne suis rien. Je suis une racine primaire d’un arbre de cette forêt. Je crois que je ne partirai jamais. Comme tous les gens du village. Mon sang coulera dans les arbres que je coupe pour l’éternité ? Et dans les animaux que je tue » (Luluabourg).
Luluabourg, Trilogie en cours
Tome 1 : La naissance
Éditeur : Manolosanctis
Collection : Karma
Dessinateur / Scénariste : Nicolas PITZ
Dépôt légal : dernier trimestre 2010
Bulles bulles bulles…