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Interrogatoire au Brésil

Publié le 25 janvier 2011 par Jlhuss

Margo Vargas Llosa , prix Nobel de littérature 2010 était pour moi inconnu dans ses " lettres " et c'est ainsi une heureuse rencontre avec ce péruvien tenté par la politique et redonné aux " lettres " après son échec à l'élection présidentielle dans son pays. Certains ont même écrit " par bonheur la politique a rendu Llosa à l'écriture "
Dans ce passage de
" La guerre de la fin du monde " écrit en 1981, Vargas Llorga évoque la quête du guide Rufino en mal de vengeance, parti avec ses seules armes en ayant tout brûlé chez lui pour retrouver " l'étranger " et son épouse avilie. C'est un climat de guerre, de résistance au grand Satan : la République. La région est envahie par les soldats du pouvoir central, " l'armée du chien " essayant de réduire à néant la résistance des disciples du Conseiller et de sa " garde catholique. Les hommes sont discrets, secrets et notre guide en recherche se plie aux coutumes pour savoir ce qu'il veut découvrir au travers du non-dit. Deux extraits sont donnés ici, tirés du même chapitre. Le premier décrit la rencontre entre le "guide" et les habitants non engagés et subissant la guerre; le second met en scène la rencontre avec les "résistants", ceux qui les armes à la main luttent contre le pouvoir central. Ce climat, magistralement rendu par Vargas Llosa, est à rapprocher d'une autre lecture publiée ici sous le titre " J'ai la mémoire en horreur "

Le Chat

Lorsqu'il fait nuit, Rufino et les vieillards entrent dans le magasin pour boire un petit verre d'eau de vie. Une tiédeur agréable a remplacé l'ardente atmosphère. Rufino porte alors, avec les circonlocutions dues, la conversation sur le sujet auquel ils s'attendaient tous. Il use des formes les plus impersonnelles pour les interroger. Les vieillards l'écoutent sans feindre la surprise. Ils acquiescent tous, et parlent, chacun leur tour. Oui, le cirque est passé par ici, plus fantomatique que jamais et si pauvre qu'il était difficile de croire qu'il avait un jour été cette somptueuse caravane conduite par le Gitan. Rufino les écoute respectueusement se remémorer les vieux spectacles. A la fin, après une pause, il les ramène là où il les avait mené et cette fois les vieillards, comme s'ils estimaient que les formes étaient préservées, lui disent ce qu'il est venu savoir ou confirmer : le temps qu'il a campé ici, comment la Femme à barbe, le Nain et l'Idiot ont gagné leur nourriture en disant la bonne aventure, en racontant des histoires et en faisant des pitreries, les folles questions de l'étranger sur les jagunços et comment une bande de capangas est venue couper ses cheveux rouxet voler le cadavre d'un assassin. Et il ne demande pas plus qu'ils ne mentionnent l'autre personne qui n'était pas du cirque ni étrangère. Mais cette absence éminemment présente hante la conversation chaque fois que quelqu'un rapporte comment l'étranger était soigné et alimenté. Savent-ils que cette ombre est la femme de Rufino ? Ils le savent sûrement ou le devinent, comme ils savent ou devinent ce que l'on peut dire et ce qu'il faut taire. Presque fortuitement, à la fin de de la conversation, Rufino s'informe de la direction prise par les gens du cirque. Il dort dans le magasin et il part le lendemain à l'aube, de son petit trot méthodique. [...]

Pendant trois jours il perd leur trace. Il interroge des paysans et des vachers, et il en conclut que le cirque, au lieu de poursuivre en direction de Monte Santo, s'est détourné ou est revenu en direction ses pas. Peit-être en quête d'un marché, pour pouvoir manger ? Il tourne autour du Site des Fleurs, élargissant le cercle, interrogeant partout. Quelqu'un a-t-il vu une femme avec des poils sur le visage ? Un nain de cinq pouces ? Un idiot au corps mou ? Un étranger au crâne roux tondu qui parle une langue difficile à comprendre ? La réponse est toujours négative. [...]

Un après-midi qu'il est étendu pour dormir, épuisé, des hommes armés s'approchent de lui, secrets comme des revenants. Une espadrille, posée sur sa poitrine le réveille. Il voit que les hommes, outre leurs carabines, portent des machettes, des sifflets de bois, des couteaux, des chapelets de munitions et qu'ils ne sont pas des bandits, en tout cas qu'ils ne le sont plus. Il a du mal à convaincre qu'il n'est pas un guide de l'armée, qu'il n'a pas vu un seul soldat depuis Queimadas. Il témoigne si peu d'intérêt pour la guerre qu'ils croient qu'il ment et, à un moment, l'un d'eux lui met son couteau sous la gorge. Finalement l'interrogatoire devient conversation. Rufino passe la nuit parmi eux, les écoutant parler de l'Antéchrist, du Bon Jésus, du Conseiller et de Belo Monte. Il comprend qu'ils ont enlevé, tué, volé et vécu en hors-la-loi, mais qu'ils sont maintenant des saints. Ils lui expliquent qu'une armée avance comme une calamité, confisquant les armes des gens, levant des hommes et plongeant le poignard dans le cou de tous ceux qui refusent de cracher sur les crucifix et de maudire le Christ. Quand ils lui demandent de se joindre à eux, Rufino leur répond par la négative. Il leur explique pourquoi et ils comprennent.

Mario Vargas Llosa, "La guerre de la fin du monde", Gallimard 1981

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