La Chanson du noyé
C'est au fond, tout au fond du fleuve,
Que ma carcasse, à la fin veuve
De son âme, tranquillement,
Au pied d'une estacade neuve
Se décompose en ce moment.
A moitié couverte de bourbe,
Trouée en tous sens par la tourbe
Des larves et des vers puants,
Parfois étreinte par la courbe
De l'anguille aux anneaux gluants.
Leur cohue innombrable grouille
Dans mes entrailles, qu'elle fouille
Avec des mouvements joyeux :
De temps en temps une grenouille
Me regarde avec ses gros yeux.
Dans l'eau verte la perche passe,
Avec la tanche ronde et grasse
Et la carpe au ventre argenté ;
Le brochet gourmand, à la trace
Suit le goujon épouvanté.
Par la vitre de l'eau profonde,
Je revois la friture blonde
Et le vin bleu que je buvais,
Lorsque j'étais encore au monde,
Avec la femme que j'avais.
Clément Privé (Beaumarchais, N° 7, 21 novembre 1880)
Voir la notice sur Clément Privé par Hocine Bouakkaz sur le site Les Commérages de Tybalt.