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Célébrez, célébrez, il en restera toujours quelque chose

Publié le 24 janvier 2011 par Variae

Louis-Ferdinand Céline n’aura donc eu que quelques heures les honneurs de la liste 2011 des « célébrations nationales ». On apprend sur le site de cette dernière que la délégation qui s’en charge doit « veiller à la commémoration des événements importants de l’histoire nationale ». L’anniversaire de la mort du romancier pamphlétaire, initialement intégré à la liste 2011, en a été retiré par Frédéric Mitterrand suite à la demande de Serge Klarsfeld. Une décision qui questionne le sens de ces « célébrations nationales » soudain mises sous les projecteurs.

Célébrez, célébrez, il en restera toujours quelque chose

Le revirement de Frédéric Mitterrand a été durement qualifié et assimilé à une entrave à la liberté. Je n’emploierai pas, pour ma part, le terme de censure, qui est si galvaudé qu’il ne veut plus dire grand chose, à l’heure où on l’utilise pour dramatiser l’annulation d’une conférence d’une personnalité par ailleurs omniprésente et omni-célébrée. Non, Céline n’est pas censuré, son œuvre étant largement disponible, éditée, étudiée même dans les établissements scolaires et universitaires. On n’interdit à personne de célébrer le cinquantenaire de sa mort. Il n’est pas certain non plus qu’une polémique aurait éclaté si on avait simplement oublié de placer Céline dans cette liste de célébrations à la Prévert, qui propose indifféremment de commémorer la mainmise du Viking Rollon sur la Normandie, la naissance de l’Aiglon et la parution de L’Histoire de la folie de Foucault, tout en plaçant Cioran sur liste d’attente. Non, ce qui produit le malaise ici est le sentiment du flottement, du manque de fermeté dans le choix et ses principes : Céline est d’abord sélectionné par un comité scientifique, qui avait – on l’espère – ses raisons, il est ensuite recalé suite à une plainte faite au nom de victimes de l’idéologie sordide à laquelle il a été mêlé. A-t-il fallu le communiqué de Klarsfeld pour soudain découvrir l’antisémitisme délirant de l’auteur de Bagatelle pour un massacre, ou en prendre la juste mesure ?

Au malaise ressenti contribue également l’ambivalence de la figure de Céline, qui ne se résume en aucun cas à son antisémitisme. Celui-ci est même minoritaire dans une œuvre dominée par un roman antérieur à la l’occupation de la France, et limitant ses excès à des pamphlets aujourd’hui indisponibles, conformément à la volonté de leur auteur. C’est une des différences avec le personnage de Pétain convoqué par Serge Klarsfeld : Céline n’est pas connu pour ses méfaits (essentiellement livresques), mais en dépit de ceux-ci. En même temps, il peut sembler artificiel et hypocrite de vouloir omettre cette partie de sa vie et de sa personnalité. D’abord parce qu’il est des accidents de parcours ou des choix contestables qui prennent une ampleur tout spéciale dans un contexte particulier – et dans cette catégorie entre sans aucun doute le fait d’être antisémite, et collaborateur, dans la France occupée des années 40. Relativiser l’antisémitisme de Céline en le comparant à celui de Voltaire, comme on a pu le lire, n’a pas grand sens ; celui des Lumières n’a pas engendré de génocide à grande échelle. En outre, il y aurait quelque chose de factice et de malhonnête à vouloir choisir dans le personnage ce qui nous plait ou nous arrange. Si l’on considère Céline digne d’intérêt, alors il faut le prendre entier et complexe ; sinon, on tombe dans une reconstruction hagiographique.

Mais ce risque d’embellissement de la réalité n’est-il pas propre à toute entreprise de « célébration » ? Il faut lire la préface et l’avant-propos de la liste des commémorations nationales, qui ont déclenché l’ire de Klarsfeld. « Il n’est pas facile mais il est passionnant d’établir une liste des individus dignes d’être célébrés ; c’est-à-dire de ceux dont la vie, l’œuvre, la conduite morale, les valeurs qu’ils symbolisent sont, aujourd’hui, reconnues comme remarquables. », explique ainsi Alain Corbin. Quant à Frédéric Mitterrand, faisant part de son souhait d’un recueil se diversifiant « en commémorant les heures sombres comme en solennisant les dates fastes », il voit dans ces pages, dans son style inimitable, « une histoire de France propre à charmer nos imaginations et nos esprits contemporains, propre à flatter, stimuler ou interroger les héritiers que nous sommes, de nature enfin à inventer ce que pourraient être nos lendemains ». Au bout du compte, pour Alain Corbin, « C’est là une façon de révéler, de proposer à l’admiration des jeunes générations des hommes et des femmes qui ont construit l’histoire nationale ». Il y a une grande différence entre la « commémoration des événements importants » de notre pays et l’objectif de « porter à l’admiration » des jeunes – éternels irresponsables ayant besoin de modèles et d’être « stimulés », c’est bien connu – des personnages édifiants. Et on comprend mieux la colère de Serge Klarsfeld. Important, oui, Céline l’est sans aucun doute pour son œuvre. Mais admirable ? Céline n’a rien d’une image pieuse, et allie comme tout être humain (dont les autres personnalités commémorées, même si c’est moins visible) des aspects sombres et lumineux, moraux et immoraux. Est-on prêt à considérer de la sorte, de façon adulte et critique, les grands noms de notre histoire, ou faut-il chercher à tout prix à en faire les incarnations de vertus républicaines, au chausse-pied s’il le faut, et les rejeter dans l’oubli si cela est finalement impossible ? La République a-t-elle besoin de se constituer une mythologie de saints laïques et de héros emmarbrés dans la reconnaissance nationale, pour exemplifier ce qu’elle devrait être ? Ou peut-elle, doit-elle porter un regard plus distancié sur son passé ?

La pratique n’est pas nouvelle, mais elle a (re)pris une dimension toute particulière depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy et ses tentatives non seulement de figer et de réifier l’identité nationale, mais aussi d’instrumentaliser à sens unique des personnages historiques – on se souvient de sa tentative d’imposer la célébration de l’exécution de Guy Môquet à tous les lycéens. Il faudrait au bout du compte construire un récit national manichéen, avec des bons et des gentils, des génies et des « salauds », comme l’a déclaré Bertrand Delanoë à propos de Céline, et en tout état de cause une version tranchée de notre histoire, sans regard critique ni place pour la nuance. Les uns louent le génie littéraire, les autres conspuent le salaud, tous participent de la même logique. Dans une telle perspective, on peut comprendre que l’on hésite à sanctifier Céline, aussi importante que soit son œuvre pour notre littérature. A l’inverse, si la commémoration valide seulement l’importance de personnalités dans l’histoire de notre pays, et invite à la réflexion sur leur sens, elle n’a pas à tourner nécessairement en hommage, célébration ou organisation de l’admiration. Des personnalités complexes y ont alors toute leur place et Céline plus d’intérêt qu’Henri Troyat. L’histoire n’est pas la morale : j’attends plus de la République qu’elle forme des citoyens capables de sens critique et de formuler un libre jugement, que des catéchumènes béats de la glorieuse histoire républicaine, si tant est que cela puisse encore exister. C’est la meilleure façon d’éviter le double piège de la « repentance » masochiste et de l’oubli honteux qui, n’en déplaise à Serge Klarsfeld, est encore le plus court chemin vers la réitération d’horreurs passées.

C’est un tort de vouloir pousser Céline avec la poussière sous le tapis, comme de chercher à arrondir, justifier, compartimenter ou nier ses aspects les plus odieux. L’auteur mérite d’être inscrit de manière critique au patrimoine national ; nous ne sommes pas contraints à une nécessaire alternative entre magnifier et cacher. Alors que l’on voit des romans réécrits pour en expurger le mot « nègre », l’enjeu est plus que jamais de montrer la réalité telle qu’elle est, plutôt que de s’acharner à la rendre acceptable ou idéale.

Romain Pigenel


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