Merline

Publié le 24 janvier 2011 par Hoplite

« L'après midi à l'Institut Allemand, rue Saint Dominique. Là, entre autres personnes, Merline [Céline], grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion ou plutôt dans le monologue ; Il y a, chez lui, ce regard des maniaques, tourné en dedans qui brille comme au fond d'un trou. Pour ce regard, aussi, plus rien n'existe ni à droite ni à gauche ; on a l'impression que l'homme fonce vers un but inconnu.  « J'ai constamment la mort à mes côtés »- et, disant cela, il semble montrer du doigt, à côté de son fauteuil, un petit chien qui serait couché là.

Il dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n'exterminions pas les Juifs- il est stupéfait que quelqu'un disposant d'une baïonnette n'en fasse pas un usage illimité ; « Si les bolcheviques étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s'y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j'ai à faire. » J'ai appris quelque chose, à l'écouter parler ainsi deux heures durant, car il exprimait de toutes évidences la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes là n'entendent qu'une mélodie, mais singulièrement insistante ; Ils sont comme des machines de fer qui continuent leur chemin jusqu'à ce qu'on les brise.

Il est curieux d'entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait les hommes de l'âge de pierre ; c'est pour eux uniquement un moyen de tuer les autres. La joie de ces gens-là, aujourd'hui ne tient pas au fait qu'ils ont une idée. Des idées ils en avaient déjà beaucoup ; ce qu'ils désirent ardemment, c'est occuper des bastions d'où pouvoir ouvrir le feu sur de grandes masses d'hommes, et répandre la terreur. Qu'ils y parviennent et ils suspendent tout travail cérébral, qu'elles qu'aient été leurs théories au cours de leur ascension. Ils s'abandonnent alors au plaisir de tuer ; et c'était cela, cet instinct du massacre en masse qui, dés le début, les poussait en avant, de façon ténébreuse et confuse.

Aux époques ou l'on pouvait encore mettre la croyance à l'épreuve, de telles natures étaient plus vite identifiées. De nos jours, elles vont de l'avant sous le capuchon des idées. Quant à celles-ci, elles sont ce qu'on voudra ; il suffit, pour s'en rendre compte, de voir comme on rejette ces guenilles, une fois le but atteint.

On a annoncé aujourd'hui l'entrée en guerre du Japon. Peut-être l'année 1942 verra-t-elle un nombre d'hommes plus élevé que jamais passer ensemble les portes de l'Hadès. »

Ernst Jünger, Premier journal parisien.