Depuis le soulèvement du peuple tunisien, on a tendance à se féliciter de leur « liberté » retrouvée. Pourtant, la liberté n’est pas une donnée socio-politique ; elle n’est jamais acquise.
Liberté ! C’était la Une de beaucoup de quotidiens et d’hebdomadaires au moment du renversement, en Tunisie, de l’autocrate Ben Ali. Personne, pour le moment, ne peut assurer que ce mouvement rendra plus heureux les actuelles et futures générations de tunisiens. Cette prompte célébration de la libération d’un peuple est l’occasion de nous faire réfléchir sur les liens qui existent entre libéralisme et liberté, entre révolution et bien-être. Et estimer, peut-être, que leur nature n’est pas si évidente qu’on le croit, et qu’il n’y a pas matière à s’ébaudir quand un peuple, parce que le prix du pain a trop augmenté, se rebelle.
Au premier abord, le mot « révolution » évoque, dans l’humeur courante, des notions comme l’égalité, la libération, le respect. Notions qui sont généralement bafouées, quelle que soit l’époque, révolutionnaire ou non. A ce titre, n’oublions pas, nous Français spécialistes en la matière, que la reine des révolutions, celle de 1789, a donné lieu aux premiers massacres systématiques modernes, au culte ambigu de « l’être suprême », à la Terreur. La rédaction du document que l’on appelle les « Droits de l’homme » a été à ce prix. On pourrait défendre l’idée que la Révolution française préfigure les cataclysmes du vingtième siècle, en miniature. Du reste, l’Histoire montre que bien peu de révolutions se sont faites sans bain de sang. Celle du Portugal, en avril 1974, fait figure d’exception.
Liberté pour tous, massacre de certains
Quelles leçons en tirer ? Peut-être que lorsque l’on se met à espérer en l’accession à la « liberté » pour tous, on doive nécessairement passer par le massacre de certains. Comme si, lorsque l’espoir d’une plus grande liberté pour tous semblait crédible, il fallait immédiatement concevoir la possibilité inverse : le plus grand danger pour tous.
On peut aussi, pour calmer les ardeurs des défenseurs acharnés des mouvements contestataires, passer par Nietzsche. Il rappelle, dans un aphorisme du Crépuscule des idoles, que le plus souvent, lors d’une révolution libérale, la liberté n’existe qu’au moment de la conquête du pouvoir, de la création de nouvelles institutions libérales ; une fois cet élan étouffé, la vie « normale » reprend son cours, et la liberté est à reconquérir. Elle peut-être impulsée par une génération, mais la plus grosse erreur serait de croire qu’elle serait du coup acquise d’emblée pour les générations suivantes. Souvent, la liberté s’impose avec fracas, morts, révolte, puis disparaît discrètement, lentement, en silence, sans que personne n’y trouve à redire (c’est malheureusement avéré, le pain et les jeux maintiennent le calme). Les régimes parlementaires constituent alors, au mieux, des garde-fous qui ralentissent tant bien que mal la disparition de la liberté. S’ils ne deviennent pas trop corrompus…
Le libéralisme comme triomphe du nivellement ?
Nietzsche, dans Le Crépuscule des idoles : « Les institutions libérales cessent d’être libérales aussitôt qu’elles sont acquises : il n’y a, dans la suite, rien de plus foncièrement nuisible à la liberté que les institutions libérales. On sait bien à quoi elles aboutissent : elles minent sourdement la volonté de puissance, elles sont le nivellement de la montagne et de la vallée érigé en morale, elles rendent petit, lâche et avide de plaisirs, — le triomphe des bêtes de troupeau les accompagne chaque fois. »
L’instauration d’un régime démocratique (ou comme on dit aujourd’hui, la « transition démocratique ») commence peut-être par un vrai élan de liberté, mais crée des institutions parlementaires qui vont apaiser cet élan, et par là même ramener la « liberté » à des dimensions plus… civilisées ! Car la liberté, au sens fort, n’est pas une donnée socio-politique ; c’est un certain état de vie, une disposition d’ordre psychologique, dont l’existence n’est aucunement assurée par la rédaction de tables de la loi ou de constitutions, encore moins par un pouvoir judiciaire.
La liberté pas compatible avec le confort de l’an 2000
Encore Nietzsche, sur la définition de la liberté : « Car, qu’est-ce que la liberté ? C’est avoir la volonté de répondre de soi. C’est maintenir les distances qui nous séparent. C’est être indifférent aux chagrins, aux duretés, aux privations, à la vie même. C’est être prêt à sacrifier les hommes à sa cause, sans faire exception de soi-même. Liberté signifie que les instincts virils, les instincts joyeux de guerre et de victoire, prédominent sur tous les autres instincts, par exemple sur ceux du « bonheur ». L’homme devenu libre, combien plus encore l’esprit devenu libre, foule aux pieds cette sorte de bien-être méprisable dont rêvent les épiciers, les chrétiens, les vaches, les femmes, les Anglais et d’autres démocrates. »
Autrement dit, selon Nietzsche, la liberté est à peu de choses près l’inverse de l’état de « bien-être » actuel, offert par les démocraties. La seule manière de ne pas prendre en compte son discours sera, comme d’habitude, d’attaquer moralement Nietzsche comme étant : raciste, misogyne, phallocrate, anglophobe, homophobe, frustré, excessif, tyrannique, sadique, etc. (par contre, on ne l’accusera jamais d’être « anti-chrétien »). Ces insultes grossières ne feront que confirmer la justesse de ses visions, puisque l’attaque morale de ce type est tout ce qui reste à l’individu à cours d’argument (mais en a-t-il déjà eu ?).
La finance mondiale préfère les régimes autoritaires
Sans compter que le « bien-être » actuel n’a aucune envie de révolution comme en Tunisie : il tend vers une pacification générale qui aille de pair avec un goût prononcé pour la consommation immédiate de produits foncièrement inutiles (iPad et tout le toutim). La preuve avec la proposition naïve d’Alliot-Marie de proposer le « savoir-faire » français pour empêcher que l’émeute devienne une révolution. Et le « bien-être » actuel, qui repose sur le consumérisme mondial, déteste les révolutions puisqu’elles ne permettent plus de faire du business tranquillement. Ainsi, les agences de notation ont baissé la note de la Tunisie : elles préfèrent les régimes autoritaires.
Concluons avec cette dernière notation de Nietzsche sur nos temps démocratiques : « Tout l’Occident n’a plus ces instincts d’où naissent les institutions, d’où naît l’avenir : rien n’est peut-être en opposition plus absolue à son « esprit moderne ». On vit pour aujourd’hui, on vit très vite, — on vit sans aucune responsabilité : c’est précisément ce que l’on appelle « liberté ». Tout ce qui fait que les institutions sont des institutions est méprisé, haï, écarté : on se croit de nouveau en danger d’esclavage dès que le mot « autorité » se fait seulement entendre. La décadence dans l’instinct d’évaluation de nos politiciens, de nos partis politiques va jusqu’à préférer instinctivement ce qui décompose, ce qui hâte la fin… »
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