Bien que, selon toute possibilité, Marseille ait le droit d'invoquer une origine phénicienne, on demeure autorisé à croire que son importance comme ville et comme port de commerce n'est réellement due qu'aux Ioniens venus, en l'an 600 environ avant Jésus-Christ, s'établir au fond de la rade du Lacydon. Les Grecs organisèrent si rapidement leur colonie, ils en firent une république si puissante, ils absorbèrent si complètement l'élément phénicien qui les avait précédés, que l'histoire a presque raison de ne voir qu'eux dans les annales primitives de la cité qui fut avant Gênes la reine des côtes de Ligurie.
On connaît la gracieuse légende placée par les écrivains grecs à la première page de l'histoire de Marseille. Les Phocéens, pressés par une armée de Lydiens, disent les uns, inspirés, disent les autres, par Diane, la grande patronne d'Ephèse et de toute l'Ionie, mus, plus probablement, par ce besoin irrésistible d'expansion qui avait fait des Grecs les premiers colonisateurs de l'antiquité, envoyèrent un certain nombre des leurs créer une patrie nouvelle sur le littoral gaulois. Aussitôt débarqué, le jeune chef de l'expédition, Protis ou Euxène, voulut se mettre en règle avec les possesseurs de la côte, les Ségobriges, et alla, avec des compagnons choisis, leur demander la concession du territoire qui leur était nécessaire. Sa négociation eut un succès auquel il n'eût jamais osé s'attendre.
"Nann, chef de ce peuple, accueillit avec bienveillance les étrangers et les emmena chez lui à un grand festin qu'il donnait pour marier sa fille Gyptis.
"Un usage, qui subsiste encore dans plusieurs cantons du pays basque, et même au centre de la France, dans le Morvan, district montagneux du département de la Nièvre, voulait que la jeune fille ne parût qu'à la fin du banquet, tenant à la main une coupe pleine, et que celui des convives à qui elle la présenterait devînt l'époux de son choix. Soit hasard, soit toute autre cause, disent les anciens récits, Gyptis s'arrêta en face d'Euxène et lui tendit la coupe. La surprise, et probablement la mauvaise humeur furent grandes parmi les assistants gaulois ; mais Nann, croyant reconnaître à un ordre de ses dieux, accepta le Phocéen pour gendre, et lui donna en dot le golfe où il avait pris terre." (Guizot)
La colonie primitive augmenta d'immigrations successives dont la dernière, en l'an 544, fut réellement déterminée par un désastre : Phocée, la mère patrie, fut prise et détruite par Cyrus. Ceux de ses citoyens qui purent gagner la mer se dirigèrent vers Marseille, dont la population fut plus que doublée, et qui acheva de se donner cette organisation républicaine tant admirée de l'antiquité.
Bientôt l'ancienne colonie phocéenne se vit en état de coloniser à son tour ; le prestige de ses armes et des traités avantageux soit avec les peuples celtoliguresceltoligures de l'intérieur des terres, soit avec les Phéniciens de la côte, lui assurèrent sur le littoral gaulois de la Méditerrannée des postes commerciaux et maritimes qui devinrent eux aussi des villes. Les noms de Nicaea ou Nikê (la victoire), Antipolis (c'est-à-dire la ville placée à l'opposite de Nice), Agatha ou Agathê Tychê (l'heureux hasard), répondant à ceux des villes actuelles de Nice, Antibes et Agde, sont des noms grecs donnés à ses filles par Marseille.
D'autres villes grecques de Povence ou de Languedoc ont disparu ou sont identifiées avec plus ou moins de certitude avec des localités modernes de noms tout différents. Telles sont Hypaea, Olbia, Tauroentum, villes voisines de Toulon ; AEgytna, qui aurait précédé Cannes ; Athenopolis, qu'on place à Saint-Tropez ; Heraclea, dont le site serait à Saint-Gilles du Gard ; Rhodanusia, qui a existé sur les bords du Rhône, aux environs de Beaucaire, région alors toute voisine de la mer. Arles porta longtemps le nom grec de Thêlinê (la féconde), mais son origine est bien gauloise et c'est son nom primitif qui seul a survécu.
Il n'est pas démontré que les Grecs aient fondé des villes dans l'intérieur de la Gaule ; la physionomie de certains noms, de Parthenay (qu'on faisait venir de parthenos, jeune fille), par exemple, est à cet égard trompeuse. Et nous n'en sommes plus aujourd'hui à croire, sur la foi d'hypothèse forgées au moyen âge, ou même depuis, par des étymologistes ignorants, que Paris doive son origine au beau Pâris, fils de Priam, Troyes à un autre fils de Priam qui lui aurait donné le nom de Troie sa partrie, et Ajaccio au terrible Ajax.
Anthyme SAINT-PAUL - 1894