Tout le recueil semble tenir dans la rondeur de la voyelle O. Soleil, sorciers, soi, croquer, ordonner, jouer, oiseaux, froisser, mots, poids, horloger, tondeuse, aboyer, morigéner, alors, tout doucement, roues, poser, pommier, gros, pommes, demoiselle, vol, immobile, supersonique, effarouchée, court-vêtue, hirondelles, parfois, cours, voyage, lorsque, comment, oublier, boréal, déployer, contre, jour, œufs, effroi, mémoire, culottes courtes, remords, écorcher, OK, poule, oncle, dollars, pondre, force, port, s’étonner, poèmes, moutonner, nous, octobre, témoigner, fois, comme, mouette, moutons, douceur, escargot, objet, coquille, bourgogne, voici, dictionnaire, parfois, s’aboucher, escourgeon, ortie, poisseux, grignoté, se dérober, encore, longs, rognés, rongés, oublier, cordeau, escargotier, homme, fouiller, corde, anonyme, os, vous, nouée, jours, bouts, doigts, demi-mots, frôlement, trop, œil, mort, cœur, comptine, rouler, or, doux, se soûler, fous, coupés, trouvés, oubliés, comptés, se bousculer, souffler, souffrir, amour, monde, bonheur, encore, loin, coller, corps, forces, joindre, quoi, possible, pourquoi. Les superbes illustrations de Valérie Linder nous livrent des O peints, coloriés, cousus, biffés, entourés, soulignés, rehaussés, ornés, pleins et vides, investissant les pages d’une manière infiniment variée. Ces O se font coquille d’escargot, pomme, cerise, soleil, oeil, mètre ruban, pelote, caillou sur le chemin, tampon postal, comme autant de manières de rendre les mots bien vivants. D’ailleurs ce livre de poèmes-colonnes s’ouvre dès le titre sur un jeu de mots qui offre une variation à Des souris et des hommes de John Steinbeck, comme un versant de légèreté dans une parenté avec la nature qui nous entoure et avec la nature humaine, pour mieux dire la gravité des êtres et des choses du monde. Comme si aimer tant caresser des choses douces – les peaux des souris, le pelage des lapins, les poils des chiots, la soie du velours, les cheveux brillants des femmes dans le roman américain ; le soleil, les mots, les pommes, la nuit, le chemin du bonheur dans le recueil de poèmes français – était manière d’apprivoiser la solitude inhérente à la condition humaine.
La fête faite aux mots est orchestrée par les oiseaux qui reviennent, nombreux – hirondelles, oiseau boréal, mésange, poule, mouette - , ponctuer les pages de leurs virgules d’ailes, et par les figures fétiches de l’auteur que l’on retrouve ici avec plaisir pour les amateurs – l’escargot et la libellule (poèmes réédités ici : Demoiselle légère paru dans l’anthologie Tu me libellules à L’Idée bleue, et L’escargot est sérieux avec l’objet de ses rêves, ensemble initialement publié chez L’impertinente).
Les oiseaux des images se laissent traverser par les mots, les portent et les colportent, les sèment, les becquettent, les picorent, les chantent, s’en vêtissent les plumes, s’en font des nids, les échangent, les timbrent, se cachent dedans. Ils semblent suspendre les mots à l’aide de fils invisibles, tirant leurs ficelles. « Ici le ciel ordonne / la pluie et le beau temps // ce n’est pas un ciel / où l’on joue avec le soleil // les oiseaux y sont habiles / à froisser les mots // à parler et déparler / dans l’indifférence du jour. » La chaleur et la forme du soleil-tournesol avec pétale-rayon qui s’en détache offrent des repères-aiguilles de pendule au chant des oiseaux. « Midi ne pèse guère / sur la pierre // et la pierre / son juste poids // le soleil rassure // les oiseaux qui hésitent // simplement horloger / dans la tiédeur verte ». Le phénix lui-même, personne unique en son genre, supérieure par ses dons, fait renaître de leurs cendres les mots brûlants. « Comment oublier / l’oiseau boréal // les ailes déployées / contre le jour // qui meurt / dans le feu d’épines // ses œufs pareils / à des mots extrêmes // brasillent encore / dans les yeux dénicheurs ». Les mots échangés de nuage à nuage, d’oiseau à oiseau s’inscrivent sur du papier fragile, transparent, déchiré. « Le gros insecte métallique / ment comme il respire // une mouette rieuse / nargue son charabia // son rire cisaille / la laine des crachins ». La compagnie des oiseaux semble nous raconter des choses au-delà des mots, depuis le lointain de l’enfance, dans le proche de leurs empreintes de pattes en v collés, de leurs vols en trajectoires mystérieuses. «Le feu parfois / devient friable // celui-ci soleil / sur un vol d’hirondelles // qui va / qui vient // au gré des vents / adverses // si peu détourné / au cours du voyage // lorsque grésillent / soudain les ailes ». « Aujourd’hui je tiens / vigueur et remords / de la mésange écorchée ».
L’escargot et sa complice, la libellule, secondent les oiseaux pour promener les mots, sur terre et dans l’air. Les illustrations de Valérie Linder à ce propos sont particulièrement magnifiques. Ailes de libellules découpées en papier quadrillé d’écolier, corps cousu et cerclé de O jusque dans la tête et les antennes-yeux ronds ouverts sur le monde, fil qui pend du corps et qui flotte, relié à rien sinon à l’air libre, traçant un chemin d’écriture au-dessus des sentiers de terre. L’autre nom de la libellule, la demoiselle, se fait la part belle. Demoiselle légère / au vol immobile // Demoiselle légère / au vol supersonique // Demoiselle légère / preste, effarouchée // Demoiselle court-vêtue / d’un lambeau de soleil // Demoiselle qui fuit / la bise de septembre // Quelle grâce inquiète / te hante, libellule ? ». La démarche de l’escargot est aussi manière d’écrire. Passage lent et luisant – « et le voici / qui fait trace // dans les allées / mal ratissées // au milieu / du dictionnaire // parfois / ça met le temps » -, qui marque, dans les mots à se mettre en bouche – « voyelles à mâcher / dans le vert humide » - pour avancer sur « le chemin grignoté / qui se dérobe encore ». Métaphore du jardin-poème à défricher dans son brouillon mental, à recaler sur la page qui repose. «Poème escargot / écrit petit // avec de longs silences / rognés rongés // il s’attarde s’en va // sur la page qui oublie // et ça dérange un peu / les mots tirés au cordeau // l’escargot est sérieux / avec l’objet de ses rêves ». Mais « après l’averse l’été // renverse les jardins », et l’escargot, qui a « le cœur gros / dedans la coquille », poursuit sa route, « pareil au temps / qui passe », image du temps qui file entre les doigts. L’escargot s’autorise seulement à prendre ses rêves au sérieux. L’illustratrice lui propose des bandes de papier écrit, plantées en herbes drues et touffues, à ruminer. Longes qui sont parfois tressées avec des morceaux de vraies feuilles d’arbres pour offrir un espace où s’inscrivent la silhouette de l’oiseau, le corps en papier écrit et enroulé de l’escargot – qui mesure le temps des mots. Une double page, quasi au centre du livre, donne à voir une image sans texte qui parle seule, à l’aide du fil de la conversation qui relie un escargot et une libellule aux corps cousus, partant d’une même pelote-O-pomme-bouche en sourire étonné qui se dévide, se dépelotonne timidement, dans un lien construit de fil en aiguille, qui ne tient qu’à un fil, sur le fil du rasoir, mais qui trame un fil-à-fil.
Il y a, dans ce livre, une réflexion sur le pouvoir des mots, sur l’impact qu’ils laissent dans la bouche et dans le cœur. Ceux qui disent l’entre-deux émazien de la platitude de certains jours sans allant. « Il y a des jours / sans // où rien ne va / ni ne va pas / où rien n’a vraiment / de sens // bouts des doigts / et demi-mots / pas de rires / pas de larmes / vraiment rien // un peu moins / que rien comme / le frôlement de la nuit / avant la nuit // faire / avec ». Ceux qui se veulent définitifs sans parvenir à l’être. « Quand l’été / n’a plus / que la pluie / et les os // que le ciel / est trop bref / pour l’œil // tout se tient / à la vie / à la mort // dans le cœur ». Ceux qui reviennent en ritournelle et ont le goût de l’eau salée, des larmes contenues dans la mer. « Les mots en l’air / la mer à vau-l’eau // les mots amers / la mer à mi-mots // les mots à mots / la mer amère ». Et les pommes d’or ne sourient plus, « quand les mots n’ont plus d’o / et quand la mer n’a plus d’r // les mots la mer la mer les mots / ne roulent pas sur l’or ». On peut classer les mots pour tenter de les caractériser. « Les gros les petits / ceux de la fin / jetés en l’air / et qui blessent // les doux les vifs / qui vont seuls / qui font mal / et dont on se soûle // les fous les coupés / les sans un / les de trop / qu’on n’a pas trouvés // les sautés les pas pipés / les oubliés les comptés / qu’on garde sous le coude / pour avoir le dernier ». On peut tout avec les mots : caresser, aimer, blesser, tuer, écrire et réécrire les lignes des histoires, mais ils nous échappent toujours, dans leur réalité immatérielle. « Rien que / des mots des mots des mots ». Valérie Linder le dit en alignant sur la page des O rouge sang du cœur qui bat quand il est cousu à un autre, qui saigne quand il est raturé par un autre. Le O comme fenêtre-oeil du mot, comme peau/paume des mots « qui se bousculent / que l’on souffle / dont on souffre / qui font l’amour / qui sont la mort ». Mots échangés comme autant de silences. L’escargotier « n’a / que les mots et les os // et le saviez-vous / la langue nouée ».
C’est à un voyage dans le dictionnaire des mots auquel nous convie Louis Dubost. On y rencontre des mots et des expressions qui nous étonnent, qui nous titillent, qui nous font nous retourner sur le chemin de lire : « déparler dans l’indifférence du jour », « simplement horloger dans la tiédeur verte », « le feu devient friable », « grésillent soudain les ailes», « les yeux dénicheurs », « quelques poèmes moutonnent en nous », « une sagesse qui pâture et bien davantage », « e a o s’abouchent au carré d’escourgeon », « l’escargotier ».
Le voyage semble mener au bout du monde. « Le bout du monde / est au bout du chemin // et le chemin il va / jusqu’où ? // A l’autre bout / il y a le bonheur // et l’autre bout / c’est encore loin ? » L’homme s’interroge sur son cheminement difficile et obstiné dans le O du monde et continue à avancer, même lentement, dans l’espoir d’atteindre le O du mot bonheur. « Tu colles au chemin / comme un escargot têtu // Tu erres dans le monde / le corps et le cœur à la peine // A bout de forces / pour joindre un bout // à l’autre c’est quoi / un homme, c’est ça ? » Joindre les deux bouts du monde serait-il synonyme de bonheur, serait-il affaire de volonté ? « L’homme est un vaste monde / le bonheur un chemin possible // et pourquoi tu n’irais pas / jusqu’au bout ? » Faudrait-il parcourir les mondes en soi, se connaître dans ses moindres recoins pour arriver jusqu’au bout du bonheur ? Valérie Linder dessine un escargot au corps et à la coquille remplis de lettres, arborant une queue de pomme en lettres vertes, ahanant sur un chemin d’herbes et de lettres-cailloux blancs à semer devant soi, pour parvenir à crOquer la pOmme du pOssible. « Le pommier / en tremble encore // comme un gros chat / le soleil s’est juché / entre les branches // si tu as faim / ne crains rien // croque les pommes / et le soleil avec ». Et s’il faut éclairer la nuit, « parce qu’il pleut / plus qu’ailleurs // la lune a mis / les moutons dans son lit // ses yeux ont / la douceur des lupins ».
Enfin ce livre, pour lecteurs à partir de cinq ans et jusqu’à plus que centenaires, s’ouvre et se ferme sur des jeux-devinettes à résoudre: Sel soleil sorciers en cinq temps et ABC salut les copains où il s’agit de retrouver les prénoms de gens « connus », poètes, écrivains, acteurs de cinéma.
Dans le ciel pas toujours bleu de ce farfadet, la lumière ronde du soleil joue avec les lettres des mots. L’aventure de vivre y est comme une énigme à éclaircir, sourires aux lèvres et pommettes rouges à croquer, paumes ouvertes, faim sans fin. Recueil splendide jusque dans sa couverture et sa jaquette.
Amandine Marembert.
Des sourires et des pommes,
poèmes de Louis Dubost
illustrations de Valérie Linder
Cadex éditions, collection le farfadet bleu