L’essence augmente. Comme les prix d’ailleurs. Il semble que cela soit une constante de l’histoire : les prix augmentent et le pouvoir d’achat diminue. En tous cas voilà l’opinion relayée par les journalistes et ressentie par ceux qui font leur course. Pour autant les conducteurs ont la mémoire courte : tout un chacun est capable de mémoriser le prix du carburants sur quelques semaines voire quelques mois, mais pas au-delà. Si bien qu’il est difficile de savoir de combien les prix de l’essence ont augmenté ; et c’est ici qu’il est utile d’accéder aux travaux des historiens, qui eux peuvent reprendre les cours de l’essence sur la longue durée, calculer leurs évolutions, et analyser ainsi l’effectivité de leur augmentation [1].
On se souvient de cette terrible controverse de 2005, quand des chercheurs en économie révélèrent que le pouvoir d’achat des Français était, à cette date, inférieur à celui de 1958 [2]. On eut quand même du mal à y croire quand on compara le taux d’équipement des ménages sur les deux années : où étaient les téléviseurs et les réfrigérateurs dans les foyers de 1958 ? Chose curieuse d’ailleurs car à cette date le parti communiste avait lancé une grande campagne en expliquant que le pouvoir d’achat des Français était alors inférieur à celui qu’il était avant guerre. Si nous mettons l’argumentation bout à bout et que nous considérons que le pouvoir d’achat de 2005 est inférieur à celui de 1958, qui est lui-même inférieur à celui de 1936, cela veut donc dire que les Français de 2005 étaient plus pauvres que ceux de 1936. Nous espérons qu’il ne sera pas besoin de chiffres et de démonstration pour prouver l’ineptie d’un tel raisonnement. Preuve en tous cas que la population est toujours très sensible à la question du pouvoir d’achat, et toujours prompte à croire ceux qui lui jurent qu’il baisse. Si depuis le début du 20e siècle le pouvoir d’achat ne cesse de baisser, que les Français de cette époque devaient donc être riches !
Prix courants ou prix constants ?
Beaucoup de nos contemporains auraient intérêt à relire les travaux de Jean Fourastié, notamment ceux qui concernent la question de l’évolution des prix [3]. Il a mis en lumière, avec vigueur, qu’il existait une différence fondamentale entre le prix courant et le prix constant ; différence qui n’est pas comprise par bon nombre de ceux qui jugent pourtant les prix.
Le prix courant, c’est le prix constaté en un lieu et à une date donnée, en monnaie courante, c’est-à-dire le prix de l’étiquette. Le prix constant, c’est le prix courant lavé des scories de l’inflation, c’est-à-dire le prix de la monnaie. Comment comparer un franc de 1962 avec son homonyme de 1996 ? C’est certes bien, aux deux dates, la même monnaie, la même pièce, mais elle n’a pas la même valeur intrinsèque à ces deux moments à cause de sa dévaluation ou évaluation subie. La valeur faciale ne permettant pas la comparaison il faut trouver un étalon commun qui place les deux pièces sur une règle identique. L’utilisation d’une monnaie constante permet cet étalonnage. Alors pour connaître l’évolution réelle et non celle ressentie, il faut utiliser la monnaie constante et non la monnaie courante. C’est la méthode de Jean Fourastié, qui éclairait les prix courants par les prix réels pour démontrer que les prix, contrairement à l’idée reçue, n’augmentaient pas mais, au contraire, diminuaient, parfois fortement [4].
Appliqué au prix de l’essence on peut s’apercevoir de la grande différence qui existe entre les prix courants et les prix constants.
Méthodologie
Pour l’étude de l’évolution du prix de l’essence nous nous référons au prix fourni par les Annuaires Statistiques de la France, publiés par l’INSEE. Relevons d’ores et déjà quelques problèmes de méthodologie. Le prix de l’essence évolue, mais l’essence elle-même évolue aussi. L’apparition et la généralisation des moteurs diesel, avec le gas-oil pour carburant, la naissance du super puis des essences sans plomb, tout cela fait évoluer les produits. C’est pourquoi il peut paraître incohérent de comparer le prix de l’essence de 1960 avec le prix de l’essence de 1999, dans la mesure où ce n’est pas la même essence. D’ailleurs, dans les années 1960 l’INSEE ne relève que deux types d’essence : l’ordinaire et la supérieure [5]. Quant à nous, ce que nous avons voulu mettre en relief ici c’est le coût du carburant pour un automobiliste. Que le produit évolue, c’est une chose, qu’il soit de meilleure qualité, c’est certain, mais au final la question reste la même : combien coûte un plein à l’automobiliste ?
Dans le même ordre d’idée, comment comparer des prix d’essence, alors que l’essence est, depuis les années 1980, un marché libre, et donc que les prix varient selon le groupe pétrolier : BP, Shell, Esso, Total n’ont pas la même politique de prix. Sans oublier les stations-services des hypermarchés qui ont des prix plus bas. C’est pourquoi il faut prendre le prix donné davantage comme un indicateur que comme une valeur absolue. Ce n’est pas le prix Total, ni le prix Carrefour, c’est le prix moyen de l’essence. Du reste, s’il peut y avoir des différences de prix, en revanche tous les revendeurs suivent le cours du pétrole, quand le prix augmente chez l’un, il augmente aussi chez l’autre.
Enfin, il est un dernier point que l’on ne peut pas négliger, c’est la consommation des véhicules. La qualité de l’essence n’a cessé de s’améliorer au cours des années. De manière intrinsèque, une essence d’aujourd’hui fait moins consommer les voitures qu’une essence d’il y a vingt ans. La raison en est que le produit est plus performant, que l’on maîtrise mieux les additifs et les lubrifiants. Ce qui est vrai dans le temps est vrai aussi pour les marques, une essence Total consomme moins qu’une essence de supermarché. En plus de cette valeur intrinsèque du produit, les voitures elles-mêmes consomment de moins en moins, et ce quelque soit le modèle [6]. Ce qui signifie qu’entre la plus forte rentabilité du produit, et la moindre consommation du moteur, un automobiliste de 2007 parcourt plus de kilomètres avec un litre d’essence, que l’automobiliste des années 1960 ou 1970. Donc, si le prix au litre a augmenté, le prix au kilomètre parcouru a lui baissé. Or c’est finalement ce prix qui est important, non pas tant combien coûte un litre d’essence, mais combien coûte un plein, ou plus exactement combien coûte le nombre de kilomètres ou le temps nécessaire pour vider le réservoir d’essence. Or ce temps augmentant, le coût du plein du réservoir diminue. Mais il est très difficile, voire impossible de calculer un tel coût, et dans tous les cas cela ne pourrait se faire que modèle de voiture par modèle. Nous nous contenterons donc ici de ne calculer que l’évolution du prix global de l’essence, entre 1960 et 2007, en ayant bien à l’esprit que plus qu’un prix réel et effectif, c’est surtout un indicateur de prix.
L’essence augmente
Après ce préambule méthodologique nécessaire pour bien comprendre la démarche scientifique il est possible de passer au stade du calcul du prix de l’essence.
Tableau 1. Evolution du prix de l’essence en franc courant, pour un litre [7].
1960 1961 1962 1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969 1970 1971
0,99 0,99 0,98 0,96 0,948 0,94 0,94 0,95 0,974 1,1 1,11 1,16
1972 1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983
1,62 1,69 1,85 2,16 2,36 2,69 3,2 3,7 4,17 4 4,27 4,58
1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995
5,08 5,73 4,8 3,78 4,91 5,33 5,35 5,28 5,14 5,17 5,37 5,69
1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007
6,04 6,27 6,43 6,6 7,21 6,88 6,56 6,82 7,02 8 8,2 8,3
Graphique 1. Evolution du prix de l’essence, entre 1960 et 2007. Prix en franc courant pour un litre d’essence [8].
Sans surprise, nous constatons une forte augmentation de l’essence entre 1960 et 2007, passant de 0,99 à 8,3 francs. Le prix a été multiplié par 8,38, ou bien, si l’on préfère les plus gros chiffres, son augmentation a été de 738%. C’est évidemment énorme, et cela justifie les atermoiements sur la réduction du pouvoir d’achat.
On constate sans difficulté que la hausse débute vraiment à partir de 1973, c’est-à-dire avec le premier choc pétrolier. Elle est constante jusqu’en 1980, où apparaît une légère baisse, avant de repartir à la hausse. Si les années 1986-1988 ont marqué une diminution remarquée des prix de l’essence, cette diminution fut de bien courte durée, et surtout elle n’a pas permis de connaître les cours les plus bas des années 1960. Il faut attendre toutefois 1996 pour franchir la barre des 6 francs au litre – une première – et une barre en dessous de laquelle le prix n’est jamais redescendu, dépassant même les 7 et 8 francs dans les années ultérieures, surtout depuis la très forte hausse de 2004.
Une pareille augmentation se révèle aussi dans les prix du gasoil.
Tableau 2. Evolution du prix de gasoil en franc courant, pour un litre [9].
1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993
3,19 3,57 3,88 4,48 3,62 3,43 3,24 3,48 3,73 3,8 3,84 3,68
1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005
3,89 3,89 4,31 4,48 4,23 4,49 5,57 5,24 4,92 5,05 6,03 6,56
2006 2007
6,88 7,08
Graphique 2. Evolution du prix du gasoil, entre 1982 et 2007. Prix en franc courant pour un litre de gasoil [10].
La hausse du gasoil est assez modérée entre 1982 et 1995 : 21,9%. Puis ensuite, hormis un pic en 2000, les cours évoluent peu. Ce n’est qu’à partir de 2002 que la flambée du gasoil est vraiment remarquable : 44% d’augmentation. Mais sur la période, le prix du gasoil augmente de 122% contre 94% pour l’essence, ce qui ne l’empêche pas de rester environ un franc inférieur au litre par rapport à l’essence. Si l’on place les deux courbes côte-à-côte, la symétrie est vraiment flagrante.
Graphique 3. Evolution comparée du prix courant du gasoil et du prix courant de l’essence, entre 1982 et 2007. Prix pour un litre de carburant [11].
Les deux carburants connaissent exactement la même évolution, les mêmes hausses et les mêmes baisses, hormis dans les années 1986-1988 pour l’essence. La courbe de l’essence est un peu plus fluide, celle du gasoil plus chaotique ; en dépit de cela c’est une évolution identique.
On sait que si l’essence est plus chère que le gasoil, ce n’est pas parce qu’elle coûte plus cher à fabriquer, au contraire, mais parce qu’elle est plus taxée. Le gouvernement français a fait le choix, de privilégier le gasoil au détriment de l’essence, et pour cela de le taxer moins.
Évolution des prix constants des carburants
Si l’on étudie désormais les prix des carburants en monnaie constante, qui est le prix réellement payé par les automobilistes, on se rend compte d’une évolution tout à fait différente.
Tableau 3. Evolution du prix du litre d’essence en euros constants de 2008 [12].
1960 1961 1962 1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969 1970
1,46 1,413 1,335 1,248 1,191 1,152 1,122 1,104 1,083 1,149 1,102
1971 1972 1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980 1981
1,09 1,434 1,369 1,318 1,377 1,373 1,43 1,56 1,629 1,617 1,367
1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992
1,305 1,277 1,319 1,406 1,147 0,876 1,108 1,161 1,127 1,078 1,025
1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003
1,01 1,032 1,075 1,119 1,147 1,168 1,193 1.05 1.09 1,126 1,147
2004 2005 2006 2007
1,156 1,293 1,304 1,295
Graphique 4. Evolution du prix du litre d’essence en euros constants de 2008 [13].
Comme à l’accoutumé, lorsque l’on passe des prix courants aux prix constants, le prix réel des objets doit être reconsidéré. Ce n’est pas une hausse du prix de l’essence qu’a connu la France entre 1960 et 2007 mais bien une baisse ; une baisse de l’ordre de 33,5%. Le prix de l’essence est ainsi vu sous un jour totalement autre. Ainsi, en dépit d’une hausse de 25,5% entre 1971 et 1973, le prix du litre d’essence de 1973 reste inférieur à ce qu’il était en 1960. On voit très bien une très forte hausse dans les années 1979-1980, consécutive à la guerre Iran/Irak, mais cette hausse n’est que de courte durée et ne peux pas entraver la marche du prix de l’essence, qui est une marche de diminution. Si 2000/2001 ont été des années de baisses, la hausse qui a débuté en 2003 ne nous ramène pas encore au prix des années 1970 et 1960, il n’y a que les années 1990 qui ont connu des prix inférieurs à ce que nous avons aujourd’hui.
Concernant la hausse des années 2000 on voit qu’elle débute avant la flambée des cours du brut de 2006-2007. Cette hausse est sûrement imputable à l’entrée de l’euro : les prix d’autres produits ont fortement augmenté à partir de 2002, notamment ceux des fruits et légumes[14].
Qu’en est-il alors désormais pour le gasoil ?
Tableau 4. Evolution du prix du litre de gasoil en euros constants de 2008 [15]
1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993
0,98 1 1,01 1,1 0,87 0,79 0,73 0,76 0,79 0,78 0,77 0,72
1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005
0,75 0,73 0,8 0,82 0,77 0,81 0,73 0,79 0,8 0,85 0,99 1,06
2006 2007
1,1 1,11
Graphique 5. Evolution du prix du litre de gasoil, en euros constants de 2008 [16]
Pour le gasoil aussi l’évolution des prix constants est différente de l’évolution des prix courants. On remarque toutefois que les prix les plus bas ont eu lieu dans les années 1986-2000, et que depuis 2000, à cause du passage à l’euro, et ensuite de la montée des cours, le prix du litre de gasoil n’a cessé d’augmenter. Mais la hausse est, là aussi, moindre qu’avec les prix courants. En comparaison des prix courants l’évolution entre 1982 et 1995 est de -25,5%, alors qu’en prix courants nous avons une hausse de 21,9% ; et sur la période la hausse n’est que de 13,3%, contre 122% pour les prix courants. Là aussi, la différence entre le réel et le perçu est fort différente.
Graphique 6. Evolution comparée du prix constant du gasoil et du prix constant de l’essence, entre 1982 et 2007. Prix pour un litre de carburant, en euro de 2008 [17]
Sans surprise l’essence reste toujours plus chère que le gasoil, mais cet écart se réduit fortement à partir de 2003. Comme pour la courbe en prix courants nous constatons une plus grande régularité dans les prix de l’essence que dans les prix du gasoil, qui sont davantage saccadés.
Voilà ce que nous révèlent les archives : les prix de l’essence sont globalement en baisse, en dépit des chocs pétroliers et des pics connus. Les prix de l’essence sont en baisses, voilà qui contrevient aussi à l’opinion dominante. Et ce qui a permis cette diminution c’est d’abord la technique et l’augmentation de la productivité, elle qui fait tant pour le pouvoir d’achat.
Notes :
[1] Cet article est issu de : Jean-Baptiste Noé, Total. Une histoire des hommes qui ont bâti une référence mondiale, thèse de doctorat d’historie économique, 2010.
[2] Source : INA, journal télévisé du mois d’avril 2005.
[3] Jean Fourastié, Béatrice Bazil, Pourquoi les prix baissent, Paris, Hachette, 1984.
[4] Jean Fourastié, Béatrice Bazil, Pourquoi les prix baissent, Paris, Hachette, 1984.
[5] Dans notre tableau nous avons fait le choix de prendre le prix de l’essence ordinaire, considérant que c’était celle qui était le plus achetée par les automobilistes.
[6] Une voiture de 2006 consomme à peu près deux fois moins qu’une voiture de 1986.
[7] Source : Annuaires Statistiques de la France.
[8] Source : Annuaires Statistiques de la France.
[9] Source : Annuaires Statistiques de la France. Les prix du gasoil ne sont donnés qu’à partir de 1982.
[10] Source : Annuaires Statistiques de la France.
[11] Source : Annuaires Statistiques de la France.
[12] Source : Annuaire Statistique de la France.
[13] Source : Annuaire Statistique de la France.
[14] Jean-Baptiste Noé, Etre maraîcher dans la plaine de Montesson, 1973-2004, EUE, Sarrebruck, 2005.
[15] Source : Annuaire Statistique de la France.
[16] Source : Annuaire Statistique de la France.
[17] Source : Annuaires Statistiques de la France.