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Petite reine

Par Mafalda

num_risation_janvier11_002Orpheline et ne possédant rien au monde, Marie-Angèle avait été, vers sept ans, confiée à une parente très éloignée, qui se nommait Mme Maubec, était repasseuse de son métier, et logeait au coin d'une étroite et sombre rue, à Paris. L'appartement était au rez-de-chaussée et se composait d'une cuisine pas beaucoup plus large qu'un placard, d'une chambre pas beaucoup plus vaste que la cuisine et d'une humide boutique qui s'ouvrait sur la sombre rue que j'ai dite... Brrr... Lorsque je pense à cette maison et à cette rue, un frisson me court le long du dos.
Quelles tristes heures Marie-AngèleMarie-Angèle passait là ! Jamais de soleil, c'était dur : pourtant elle souffrait moins de ce manque de lumière que de l'absence de toute affection. Mme Maubec, en effet, ne l'aimait pas. "Tu me coûtes, lui disait-elle, les yeux de la tête (elle exagérait), et, pauvre comme je suis, je n'avais pas besoin de ça (ça, c'était vrai) d'une bouche de plus à nourrir." En outre, la repasseuse était jalouse de la petite. Pourquoi jalouse ? Parce que ses quatre enfants, à elle, avec leur quatre nez en trompette et leurs huit oreilles trop grandes, ne ressemblaient pas à des chérubins, tandis que Marie-AngèleMarie-Angèle avait un angélique visage. Ses cheveux noirs formaient de jolies boucles ; ses yeux étaient admirables, et son habitude d'avoir du chagrin lui donnait un air grave et réfléchi. Quand ils la voyaient revenant de l'école ou y allant, les voisins lui souriaient.
"On croirait une princesse", pensaient-ils, et alors, parce que personne ne les remarquait, les jeunes Maubec prenaient en haine la mignonne, et la tourmentaient d'autant mieux que leur mère déclarait toujours : "C'est bien fait !"
... Et maintenant que vous savez tout cela, écoutez, mes amis, ce qui arriva à Marie-AngèleMarie-Angèle, le 6 janvier de l'année dernière.
C'était une très froide journée ; l'eau à mesure qu'elle coulait des fontaines, se changeait en glace dans les ruisseaux, un aigre vent balayait les rues et piquait, comme avec des épingles, la figure des passants. Le ciel, néanmoins, demeurait clair, et la neige, qui était tombée la veille, brillait sur les arbres, des jardins.
Dans la cuisine de Mme Maubec, où il y avait jute place pour une table et pour un fourneau ronflant, la table était mise. Midi sonnait. Autour d'un saladier plein de pommes de terre en robe de chambre et d'un plat où s'étalait fumant un morceau de lard fumé, toute la famille réunie : la repasseuse qui passait et repassait à chacun sa portion ; puis, par rang d'âge, les quatre Maubec : Flavie, méchante gamine de treize ans, Didier, un lourdeau aux grosses pattes rouges, Justin et Guillaume ; enfin, au bout de la table, Marie-AngèleMarie-Angèle se tenait assise, maniant une fourchette qui n'avait plus que deux dents. Personne ne parlait ; chacun jouait des mâchoires.
Lorsque le lard fumé eut disparu, et qu'il resta que la robe de chambre des pommes de terre, on se transporta dans la pièce d'à côté, et Mme Maubec dès qu'on y fut, tira d'une commode un gâteau rond, le montra aux cinq enfants et dit :
"C'est aujourd'hui le jour des Rois. Partagez-vous ce gâteau. Il y a une fève dedans."
Ayant ainsi parlé, elle alla travailler dans la boutique, et bientôt on l'entendit remuer les fers sur le réchaud et bousculait des paquets de linge.num_risation_janvier11_003
Pendant ce temps Flavie coupait le gâteau. Comme elle avait envie d'être reine, elle s'adjugea la plus grosse part, ses frères reçurent ensuite chacun leur morceau, et Marie-AngèleMarie-Angèle se vie gratifié d'une moitié de tranche tellement mince qu'il semblait impossible que le fève s'y trouvât.
Eh bien (quelle surprise !) elle s'y trouvait... Ce fut, pour Marie-AngèleMarie-Angèle, un vrai ravissement ; ses beaux yeux brillèrent, et elle s'écria, battant des mains :
"C'est moi la reine ! C'est moi la reine !
- Toi ? gronda Flavie, rouge de colère... Penses-tu que nous allons, nous autres, élever au trône une poupée de ton espèce, une étrangère qu'on a recueillie par charité ? Jamais de la vie !... Tant que tu resteras dans notre maison, tu n'auras qu'à obéir, entends-tu !"
Et Flavie, s'élançant sur la fillette, lui arracha la fève brutalement, après quoi elle saisit la tringle d'un rideau tombé à terre, s'installa sur une haute chaise, et proclama, affectant de son mieux un air princier :
"C'est moi qui règne... La tringle que voici est mon sceptre... Que chacun se prosterne devant Flavie Ire, reine d'Andalousie et d'Auvergne !... Attention ! Je vais distribuer des places et des fonctions. Toi, Didier, parce tu es fort comme un turc, je te nomme capitaine de gendarmerie ; toi, Justin, tu seras ministre de la justice ; toi, Guillaume, je te charge de la direction des postes et télégraphes, et toi, Marie-AngèleMarie-Angèle, tu ne seras rien du tout. Ca te va-t-il ?"
Non, ma foi, ça ne lui allait point, et même elle pleurait à chaudes larmes, la pauvre petite détrônée, et ne cessait de dire à l'usurpatrice :
"Rends-moi la fève, Flavie Ire !"
Mais l'autre, levant son sceptre (la tringle !), répondait, autoritaire :
"Si tu ne te tais pas, tu vas voir ce que tu va voir !
- La fève... Rends-moi la fève !
- Intolérable rébellion !... Où est mon ministre de la justice ?
- Présent ! cria Justin.
- Je vous ordonne, monsieur le ministre, de galoper, toute affaire cessante, vers le directeur des postes et télégraphes...
- Ousqu'il demeure ?
- Hôtel de la Poste.
- Bon...
- Et de lui enjoindre, en mon nom, d'envoyer une dépêche au capitaine de gendarmerie pour qu'il arrive ici au plus vite."
En moins d'un clin d'oeil la dépêche parvint au capitaine. Il enfila des bottes imaginaires, tordit sa moustacha absente, coiffa le tricorne qu'il n'avait pas, accourut devant le trône, salua militairement et idt :
"J'attends les ordres de ma monarque.
- Mettez la main au collet de la révolutionnaire Marie-Angèle, et fourrez-la-moi dans le coin noir où maman met son charbon."
Didier saisit la fillette par le bras et tâcha de l'entraîner : mais elle résista avec énergie, et le gros garçon fut obligé d'appeler à la rescusse sa soeur et ses frères. Alors le tapage devint affreux ; des hurlements terribles furent poussés ; une table tomba et plusieurs chaises. Avertie par le tumulte, Mme Maubec s'élança dans la chambre en coup de vent. Quel tableau l Le directeur des postes et télégraphes gigotait, les quatre fers en l'air ; le gendarme, cramoisi et dépeigné, poussait vers le trou au charbon sa prisonnière ; le ministre de la justice jouait des poings en grinçant des dents, et la reine d'Andalousie et d'Auvergne, brandissant la tringle (son sceptre !) tapait dans le tas furieusement.
La voix de la repasseuse domina cette guerre civile.
"Qu'y a-t-il encore, démons ?
- C'est Marie-Angèle, affirma Flavie... Elle nous empêche de nous amuser, veut me reprendr la fève du gâteau, et nous à tous griffés ou mordus...Demandez à mes frères si ce n'est pas vrai.
- Très vrai, dirent en choeur les trois polissons.
num_risation_janvier11_004Mme Maubec pinça les lèvres, enleva brusquement Marie-Angèle, traversa la boutique au pas de charge, et ne s'arrêta qu'au milieu du trottoir. Là, elle mit l'enfant à terre en criant :
"Tu attendras pour rentrer que je t'appelle !"
Collée contre le mur de la maison, la fillette croisa les bras, résignée. Elle ne pleurait plus, et pensait :
"Jamais reine ne fut aussi à plaindre que moi !" Son coeur batait à grands coups ; peu à peu le froid la pénétrait ; le vent glacial agitait autour d'elle ses cheveux ; sa pâleur augmentait encore l'éclat de ses yeux bruns aux longs cils, et vous ne sauriez croire à quel point, malgré sa souffrance, elle était jolie.
Tandis, que, grelottante, elle songeait à ses peines, vint à passer, emmitoufflée de riches fourrures, une dame sur le visage de qui la bonté et l'intelligence resplendissaient. A la vue de la petite, elle s'approcha soudain, regarda avec attention, et murmura, se parlant à elle-même :
"Le voilà donc, ce modèle que j'ai tant cherché !"
Puis, s'adressant à la pauvrette, elle demanda :
"Que fais-tu dehors, par un tel temps ? La place n'est pas tenable.
- On m'y a mise.
- Qui ?... Ta maman ?
- Je n'ai plus de maman.
- La personne qui s'occupe de toi, où loge-t-elle ?
D'un signe de tête, l'enfant indiqua l'obscur magasin de la repasseuse. La dame y entra tout aussitôt, et ne tarda guère à reparaîte, accompagnée de la mère Mauber, qui disait de sa voix mauvaise :
"Oui, certes, vous pouvez l'emmener et la garder jusqu'à ce soir ou même jusqu'à demain... Oh ! elle ne nous manquera pas, et je voudrais bien trouver quelqu'un qui me débarrassât pour toujours."
A l'instant, sa main dans la main gantée de l'inconnue, Marie-Angèle partit. Au coin de la triste rue, une voiture attendait : on y monta, et, moins d'un quart d'heure après, on arrivait devant une magnifique maison. La fillette s'assit dans une sorte de boîte capitonnée (un ascenseur !) qui, rapidement, quitta le sol, s'éleva très haut, s'arrêta au seuil d'une pièce étrange et somptueuse. Ah ! c'était là, mes amis, qu'il faisait clair ! L'une des parois était en verre ; des tableaux garnissaient les trois autres, et partout brillaient des étains et des cuivres, foisonnaient des meubles précieux.num_risation_janvier11_001
Deux servantes accoururent, et une collation fut apportée, miraculeuse. Puis, la dame ayant donné un ordre, les femmes de chambre s'emparèrent de Marie-Angèle, et remplacèrent son humble robe déteinte par un vêtement de soie surchagé de broderies ; ensuite on la coiffa comme le sont les princesses dans les anciennes estampes, on posa sur sa tête une petite couronne d'or, et on lui mit enfin entre les doigts, non pas un sceptre, mais une rose - une énorme et merveilleuse rose rouge.
Pendant ce tmps, la dame (c'était, sachez-le, une illustre artist peintre, remplie de génie), avait roulé en pleine lumière un chevalet que supportait une large toile. On y pouvait voir, mais encore à l'état d'ébauche, un parc royal, des ombrages, des statues, des routes qui aboutissaient à un gigantesque palais. Au premier plan, tout près d'un bassin où nageaient des cygnes, marchait une fillette couronnée. Elle avait un costume splendide, mais on visage était à peine esquissé.
Ayant pris une palette et des pinceaux, la dame fit monter Marie-Angèle sur un tabouret, et dit :
"Redresse-toi, mignonne, et regarde fièrement... Attention ! tu t'appelles dona Maria, fille de Philippe II, roi d'Espagne, et tu te promènes, une rose à la main, dans les jardins de l'Escurial... Allons, soit majestueuse, petite reind !"
Le pinceau, à l'instant, caressa la toile, et Marie-Angèle, éblouie et charmée, vit peu à peu sa propre figure apparaître sur le tableau, en sorte que la princesse en peinture et elle-même se ressemblaient exactement.
Jusqu'à l'heure où le jour commença à s'obscurcir, l'artiste travailla avec ardeur, puis, au coucher du soleil, elle quitta sa palette, sourit au modèle, lui donna une grosse pièce d'argent, et déclara :
"On va te reconduire chez toi."
L'enfant ne répondit rien : une larme coulait le long de sa joue ; elle l'essuya discrètement. Cette larme, pourtant, l'aimable dame l'avait remarquée ; elle réfléchit une minute, et prononça, très émue :
"Eh bien, je te garderai jusqu'à ce que le tableau soit achevé."
Mais, pour achever le tableau, il ne fallut pas moins de trois mois, et, pendant ces trois mois-là, Marie-Angèle devint si chère à sa bienfaitrice que celle-ci, un matin d'avril, finit par dire :
"Mme Maube ne tient pas à toi ; moi, j'y tiens : ma foi, la belle infante, restons ensemble toujours."

Ivan D'URGEL


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