"Plus rien que des cendres"* ?
"Ma Mère dit que nous sommes croates, mon Père que nous sommes Yougoslaves. Moi je n’en sais rien"*. Comme avec négligence, le jeune Velibor de Jésus et Tito entame ainsi son album de souvenirs. Dans le giron du grand corps de la Yougoslavie communiste de Tito, bercé des seules paroles (d’évangiles) des adultes qui l’entourent, il se situe avec incertitude. En fait, Velibor est croate de Bosnie, et son livre-souvenir évoque sa vie, avant que cela ne devienne un problème. Car, il a eu beau prier "le dieu Vishnou, la Vierge Marie, le camarade Brejnev et Hemingway pour qu’il n’y ait pas la guerre"*. Il y a eu la guerre et, soudainement, être croate est devenu un facteur de risque. Velibor Colic ne le sait aussi que trop bien, lui qui, né dans un petit village de Bosnie-Herzégovine en 1964, est enrôlé dans l’armée croato-bosniaque qu’il finit par déserter. Il évoque les évènements qui ont suivi et qui l’ont conduit en France sans pathos (il l’a en horreur), de quelques mots froids et tranchants comme le fil d’une lame : "J’étais un homme blessé, traqué, ancien soldat et prisonnier. Moins que rien. Vide". C’est l’exil. "Rien de romantique, c’est très technique l’exil, un apprentissage" : la langue, la carte de séjour, la CAF, l’argent… Velibor Colic doit réapprendre à vivre. Il quitte Strasbourg pour la Bretagne, en évitant soigneusement Paris : "Il faut habiter quelque part, c’est tout".
Des tranchées d’où il a eu un aperçu de l’enfer, le jeune homme a rapporté des blessures et – sans doute – quelques cauchemars, mais aussi des notes manuscrites et un besoin viscéral de témoigner. Les Bosniaques est le premier livre qu’il extrait de ses notes et offre une vision brutale et urgente du conflit en ex-Yougoslavie. D’autres écrits de guerre suivront, comme autant d’éclats d’obus et de fragments de vies brisées : Chroniques des oubliés et Archanges, écrit directement en français.
A le lire et à l’entendre parler de lui, on ne peut ignorer que souffrance et pessimisme sont devenus les fidèles compagnons de route de celui qui, adolescent, se rêvait en poète maudit. Mais ils ne sont pas parvenus à éteindre l’espoir et l’intérêt qu’il porte aux êtres humains dans leur individualité. "La vie est un miracle"* dit le jeune Velibor de Jésus et Tito. C’est aussi la conviction d’un Velibor devenu écrivain et qui a décidé de laisser leur chance aux hommes car : "on écrit sur des hommes ou on n’écrit pas". Des paumés de Chez Albert aux génies de La vie fantasmagoriquement brève et étrange d’Amedeo Modigliani ou de Perdido (la biographie romancée du jazzman Ben Webster), l’auteur bosniaque sait dépeindre des figures humaines, vibrantes et vivantes. Et c’est alors comme une évidence, qu’il a porté les yeux sur lui.
"Chaque roman est vrai"
Velibor Colic lit L’art du roman de Milan Kundera en ce moment. C’est donc tout naturellement qu’il le cite lorsqu’on lui
Quand s’ouvre Jésus et Tito, on est en 1970 et Tito règne sans partage sur la Yougoslavie communiste. Velibor a 6 ans et vit, avec sa famille bien-aimée, dans une de ces "petites villes paumées entre deux montagnes"* d’où on ne fait qu’apercevoir le train bleu du Maréchal qui file à toute vitesse. Ses copains s’appellent Fido le Mouton, Vlado le Sauvage ou Pips. A travers les yeux du jeune Velibor, on découvre un paysage magnifique, l’Eden de l’enfance : "On a l’impression que le temps restera à jamais comme ça – de la poussière et des pastèques, de gros insectes ivres de soleil et quelques taches jaunes sur le dos de notre montagne"*. On apprend à connaître, avant qu’elle n’éclate, cette Yougoslavie communiste où popes, prêtres et imams vivent, côte à côte, en bonne intelligence et où les enfants sont modelés par la propagande communiste et le culte de la personnalité du Maréchal (opération "une brique pour le Vietnam", concours de poésie en l’honneur de Tito, pèlerinage annuel vers son village natal…). Le roman se clôt en 1985, sur la fin du service militaire du jeune Vélibor et, là encore, l’Histoire rattrape la mémoire individuelle car son expérience militaire – décrite avec un humour décapant et acide – laisse présager d’un sombre et fratricide futur : "Je suis entré dans notre fameuse armée fédérale, comme tout le monde. J’étais Yougoslave. Ensuite, notre capitaine a découvert que j’étais en fait croate. Ce qui, en langage codé d’officier, veut dire traître, tout simplement"*
Mais ce réalisme ne peut occulter combien Jésus et Tito est un formidable roman initiatique. Inspiré par le cinéma italien des années 50, Velibor Colic nous propose une écriture très visuelle et sensible, "en petites touches, en mosaïque et dans le désordre chronologique. En technicolor et en 3D. Avec des goûts, des odeurs et des vrais sentiments […]". Ces vrais sentiments sont universels. L’auteur bosniaque dépeint l’univers sauvage et cruel de l’enfance, ses bonheurs simples et ses raccourcis sécurisants : "Le monde des idées est très compliqué […]. Quand on mange bien, c’est du catholicisme. Et si on n’a rien à manger, mais qu’on chante et danse, c’est du communisme"*. Il évoque les douleurs et les rencontres, les amours et les pertes qui font grandir, et finalement, ce moment très particulier de la jeunesse où tout un chacun brûle les idoles qu’il a adorées : "Et j’accomplis mon devoir patriotique tel un robot. Plus rien à faire, je le vois bien maintenant, les portraits du maréchal Tito sont kitsch et laids. Toute cette iconographie […] c’est du grand n’importe quoi"*
"Et moi, je vis bien comme étranger"
Ce travail sur lui-même est avant tout passé par un travail sur la langue. Ce grand lecteur, qui, à l’instar du jeune Velibor de Jésus et Tito, "s’abreuve de littérature classique"*, ne connaît que trois mots de français à son arrivée en France : "Jean, Paul et Sartre". Alors, Velibor Colic apprend cette nouvelle langue, grâce à la vie quotidienne et grâce aux déclics qui se font entendre dans sa tête. Il ne retournerait pas dans son pays. Il vivrait et écrirait probablement en France... Et puis, un beau matin, l’étape suivante est franchie. Après avoir hésité de longues années, après avoir perdu sa fidèle traductrice (Mireille Robin), l’auteur commence à écrire en français et s’y sent à l’aise, maître de son verbe et seul responsable de son livre. Aujourd’hui, il lui semble que "le français est la langue maternelle pour la littérature" (à défaut d’être la sienne). Pince sans rire, l’homme admet même que "c’est bon pour la santé"... Mais, il ne s’en tient pas là et, après avoir appris, Velibor Colic choisit de faire apprendre. Depuis quelque temps maintenant, il va à la rencontre des jeunes dans le cadre d’ateliers d’écriture scolaires. C’est un public avec lequel il se sent en confiance et avec lequel il peut parler vrai et sans tricheries. Enfin, le dernier déclic a lieu. Il sonne comme une de ces anecdotes savoureuses qui pourrait figurer dans son roman inventaire ; à Sarajevo, un de ses amis lui fait remarquer qu’il parle sa langue maternelle avec un accent à la française ! "Finalement, être étranger c’est avoir un accent. Partout, y compris dans son pays natal. Et ça me convient", conclut-il. A défaut d’avoir réellement investit un lieu de vie (en fait, il confie facilement qu’il n’aime pas la Bretagne), l’écrivain d’origine bosniaque sent que désormais il "habite" une langue.
Ainsi, depuis l’époque de Jésus et Tito, le petit Velibor a bien grandi et a choisi de ne pas écouter son père lorsqu’il lui disait que "Le village natal […] il ne faut jamais en partir. Mais si on en part, il ne faut jamais y revenir"*. Bien sûr, Velibor Colic a quitté la Bosnie, son pays assassiné, mais il s’est reconstruit ailleurs et a accepté qu’on ne peut pas détester complètement sa terre natale. Alors, il y retourne. En simple touriste, des fois. En paroles, souvent, car il rêve, compte et jure toujours dans sa langue maternelle. Et en livres, toujours un peu.
Agnès Fleury
* Extraits de Jésus et Tito (roman inventaire), Gaïa, 2010
Crédits photographiques : Philippe Matsas (en haut à gauche), Gaïa éditions (au milieu à droite) et Pascal Hée (en bas à gauche)