Nous sommes en Calabre. Le paysage est somptueux et terrible à la fois. Au fond nous pourrions être en Corse ou dans n’importe quelle autre île méditerranéenne, à quelque distance des fastes de la côte. Les collines sont peuplées de conifères immenses juste faits pour y tailler les mats de cocagne et d’oliviers dont les feuilles tombées au moment de la cueillette des fruits créent un matelas pour nos rêves.
Et le réveil a toujours lieu avant l’aube. Et les chèvres se traient toujours à la même heure. Et à la même heure, elles se rendent sur l’herbe. Et à la même heure, elles rentrent dans l’enclos. Et elles changent de propriétaire s’il vient à mourir. Et elles vêlent en donnant naissance à de magnifiques peluches, tremblantes sur leurs pattes encore gauches et que la rigueur de l’hiver peut faire mourir si elles viennent à s’égarer, comme meurent les bergers dans la nuit d’un village qui rétrécit à l’intérieur de ses murs.
Le vent siffle, les arbres craquent légèrement en frottant leurs branches et les animaux parlent en permanence ; mieux et plus que les hommes.
Le temps qui passe : c’est la neige, le soleil, le froid insidieux, les arbres qui jaunissent, les prairies où les asphodèles constituent autant de bouquets déplumés au-dessus de la verdure nouvelle. Mais c’est aussi le moment où les branches se transforment en charbon de bois, sous la meule de terre qui tient le feu à couvert. Ou bien encore le moment où les soldats romains accompagnent le Christ et les larrons sur la colline. Et puis c’est le rassemblement festif quand il faut monter au plus haut du mat, à mains nues, pour atteindre les cadeaux.
Chacun chez soi. A couvert. Dans un village perché où il ne reste plus que des vieux, libres comme les escargots qui poussent ensemble sur le couvercle du seau. S’ils réussissent, ils iront sur la table. Pas plus loin !
C’était comme cela aussi dans les Cévennes, il y a quarante ans quand les troupeaux montaient les drailles. Et dans la montagne de Lure, quand Jean Giono rendait un hommage à l’imaginaire des veuves et des bergers.C’est ainsi, toujours dans les campagnes transylvaines.
Et partout ; aux époques d’incertitudes urbaines, des plus jeunes sont revenus pour essayer de remplacer les anciens. Certains ont réussi. Très peu. Les maisons se ferment en ordre dispersé, mais inéluctablement. Avec la même certitude inéluctable de la poussière qui tombe dans les travées de l’église, une poussière que la vieille balaie et vend, comme un remède, dans de petits paquets découpés aux pages des magazines. Comme si cette pluie des anges devrait guérir, même de la mort, ou bien conduire, comme les pierres de Petit Poucet, vers une forme d’éternité.
Nous étions une petite dizaine dans ce cinéma du quartier Montparnasse qui osait présenter cet hymne à la nature ; cette vision de l’intérieur d’un troupeau, cet étrange éloge au territoire signé de Michangelo Frammartino : “Le Quattro Volte”, une suite toujours aussi muette à “Il Dono”.
Mes voisins parlaient de documentaire réussi. Ils avaient lu quelque part un éloge qui les avait attirés là; mais ne savaient pas bien où classer ces images où des bêtes cornues, un chien, des escargots sont les acteurs principaux, et dans lequel les cris d’animaux tirent des larmes.
Pourtant c’est bien notre passé proche ! Et pourtant le passé des arrières grands parents de ces parisiens là…et les miens ! Et ainsi depuis l’antiquité.
“Neuf jours et neuf nuits durant, le vent poussa les bateaux, puis enfin ils aperçurent la côte d’Ithaque. Ils s’en rapprochaient si vite que bientôt ils purent distinguer les bergers assis devant leurs feux. Alors, vaincu par la fatigue et les veilles, Ulysse s’endormit.”
Non, ce n’est pas un documentaire. Simplement une suite de l’Odyssée !
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