Les mains dessinent un autre visage, comme en contrepoint. L'épaisse couche des vêtements, en les épargnant, les expose constamment à la vue comme à l'air. Sans fard, sans autres ornements qu'une pierre limpide ou un anneau d'or, elles soutiennent les expressions du visage, et souvent, lestes, agiles, ou comme une eau dormante sur les genoux, elles témoignent de nos mouvements intimes. Accompagnant le regard ou la voix qui jouent plus haut, en solistes, elles sont comme une basse continue, discrète et pénétrante.
Une clarté tout intérieure semble éclore avec ces franges qui s'ouvrent et se divisent à la manière des pétales tremblants d'une fleur, dont la délicatesse du poignet n'est pas sans rappeler la base étroite qui les relie à la tige, ou les lignes de la paume, les nervures d'une feuille. On admirera la finesse des longs doigts qui spiritualisent la chair, qui l'étirent pour ainsi dire, en nous indiquant le terme de cette lente poussée qui nous a élevés de terre. Comme deux calices au bout de leur rameau, le parfum subtil qu'elles exhalent de chaque paume, de ce creux profond qui rejoint le centre de notre être, s'élève comme une flamme invisible, une lueur lointaine et rosée, la lueur pâle d'un mystère sans bruit. Il te suffira d'observer les mains, leur finesse ou leur empâtement, leur fluidité ou leur épaisseur, pour déterminer la prédominance du charnel ou du spirituel dans une personnalité. Cependant, que cet examen ne se transforme pas en discrimination mais reste un sentiment plus large de l'humain, pour reconnaître en toi les mains qui dénouent et qui empoignent, qui délivrent ou qui enserrent, les mêmes mains qui caressent puis qui blessent. En chacun de nous, est-ce encore Abel et Caïn, les doigts nus de Jacob et les poings velus d'Esaü qui se disputent l'humanité ? Mains comme des ailes, mains signant la perfection du corps humain, ce sont elles pourtant qui font de nous comme des anges, à peine moindres que des dieux (Ps 8, 6).
Dans les airs nos mains tracent des signes étranges. Elles accompagnent nos mots, les prolongent, ou cherchent à exprimer ce qu'ils ne sauraient dire. Fines, elles laissent apparaître notre vraie silhouette, diaphanes, notre âme à fleur de peau. Entre les nervures frémissantes qui rayonnent jusqu'aux premières phalanges, une profondeur mobile se tient tranquille, comme un lac aux eaux lisses et soyeuses dont la surface irisée protège bien le secret. Tant d'habileté au bout des doigts ! Tant d'intelligence, de finesse, mais aussi tant de grâce et de beauté réunies, qu'il semble que dans ces fragiles élongations ce soit l'esprit lui-même qui lamine la pâte, là où la chair se fait plus rare. laissant affleurer la vie profonde.
Par la délicatesse de leurs articulations, les mains ne dévoilent pas un squelette mais plutôt une membrure dont la chair serait à la fois le feuillage, la fleur et le fruit, la clarté qui les enveloppe, comme un jour qui viendrait de l'intérieur. Je le sens bien, l'Esprit lui-même a façonné cette main, au terme d'une longue, d'une inconcevable patience, en la modelant toujours plus finement, plus lisse, en l'effilant dans les airs. Contemplons cet étonnant travail au secret de la chair, tout en finesse, en subtilité, jusqu'au pétale nacré d'un ongle, arraché à la rudesse, à l'âpreté des griffes, des serres et des crocs. Il ne nous est pas indifférent que l'extrémité de notre corps se termine par cette transparence.
PHILIPPE MAC LEOD est écrivain, il a publié plusieurs recueils de poésie. Son dernier ouvrage, D'eau et de lumière, est paru aux éditions Ad Solem.
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