L’UNISSON PARFAIT - Par Yutha TEP
Vivaldi, Spinosi, Lemieux, Jaroussky : quatre noms que les mélomanes ont indissolublement associés depuis un certain Orlando furioso qui fit souffler en 2003 un vent de folie sur les scènes françaises. Après Orlando, après La fida ninfa, après aussi bien des concerts communs, cet enregistrement des deux oeuvres sacrées les plus célèbres du Prete Rosso relève donc d’une évidence que nul ne contesterait.
Côté chanteurs, c’est un unisson parfait : « Depuis le temps que nos noms étaient associés dans la musique de Vivaldi, il fallait bien en passer par là. » (Marie-Nicole Lemieux) « Ce disque est naturel, il nous tenait tous à coeur et nous en parlions depuis très longtemps. » (Philippe Jaroussky) Et le chef Spinosi d’ajouter son coup de baguette : « Sincèrement, je ne me suis jamais demandé si je pouvais l’enregistrer avec d’autres chanteurs. La seule question que je me suis posée, c’est à la limite de savoir comment le disque aurait fonctionné avec Philippe dans le Stabat Mater et, à l’inverse, avec Marie-Nicole dans le Nisi Dominus. Je pense honnêtement que nous avons fait les choses dans le bon sens. L’un comme l’autre peuvent être de grands interprètes des deux partitions. »
Le regard que porte chaque soliste sur le travail de l’autre le confirme sans discussion. « Quand j’entends Philippe, j’entends quelqu’un que j’admire immensément mais qui est totalement différent de moi, confie Marie-Nicole Lemieux. Dans le Nisi Dominus, cela me plaît tellement, mes oreilles sont musicalement si heureuses que je n’ai pas envie de m’approprier ce qu’il fait. C’est une musique plus aérienne que celle du Stabat mater. Le Gloria Patri, notamment, avec sa viole d’amour, va chercher les plus belles sonorités et les plus belles couleurs de sa voix, une voix très agile, très épurée, avec une lumière incroyable. »
L’inverse est tout aussi vrai quand s’exprime Philippe Jaroussky : « J’ai eu la même impression dès que j’ai entendu Marie-Nicole enregistrer le premier mouvement du Stabat Mater. L’oeuvre convient mieux à une voix de contralto de manière générale et en particulier à Marie-Nicole. Ce mélange de sensualité, de dramatisme et d’abandon lui sied à merveille. Elle est aussi grande chanteuse que grande diseuse ; étant très sensible au texte, elle a une capacité à changer constamment son interprétation en fonction du mot qu’elle chante. C’est une force immense face à une oeuvre évoluant de bout en bout dans un climat dramatique, avec une musique qui revient de manière cyclique. Je pense que c’est la première fois que nous avons deux chanteurs différents pour ces deux oeuvres sur un même disque. C’est un élément qui peut éclairer la différence fondamentale existant entre ces deux partitions. »
Jean-Christophe Spinosi demeure encore sous l’émotion de ce Stabat Mater : « Il y a deux manières d’aborder le Stabat : on peut rechercher la représentation d’une douleur stylisée, qui peut engendrer l’écoute musicale et la prière; on peut aussi vraiment incarner la douleur de la mère. Marie-Nicole a chanté le Stabat Mater comme une mère, cette mère qui pleure la chose la plus terrible qu’il y ait au monde – la perte d’un enfant. Elle incarne et vit directement les mots. Lorsqu’elle chante « dum pendebat filius », si l’on écoute bien, sans les paroles, on a l’impression qu’il s’agit d’une berceuse, que la mère berce une dernière fois son enfant. C’est assez incroyable. »
Il ne tarit pas d’éloges non plus au sujet de son contre-ténor favori, notamment au sujet du névralgique et si fameux Cum dederit du Nisi Dominus : « Le Cum dederit utilise un principe que j’appelle “mouvement immobile”, que je trouve très vénitien. À Venise, sur les canaux, le soir, quand il n’y a plus aucun mouvement… Quand on pousse une barque, elle avance mais on a l’impression qu’il n’y aucun mouvement tant l’onde est calme. Il y a une composante à la fois onirique et aquatique. Pour atteindre ce mouvement immobile, j’ai pensé à la dernière minute qu’il fallait ralentir encore plus. Et ce qui est extraordinaire, c’est que Philippe aurait pu dire : “Ce n’est pas comme cela qu’on fait d’habitude.” Au contraire, il a adhéré au tempo immédiatement. Ce genre de moment, c’est grand ! »
L’amour du musicien est patent envers ses deux solistes, qui le lui rendent bien. Philippe Jaroussky : «Jean-Christophe mène une recherche perpétuelle d’échanges entre le soliste et l’orchestre. Quand nous travaillons ensemble, tout le monde est toujours ouvert à une suggestion si elle est pertinente, qu’elle vienne de Jean-Christophe, de moi ou de l’orchestre. La discussion est toujours ouverte, sans tabou, sans fierté personnelle. L’autre grande force de Jean-Christophe, c’est son souci permanent de mettre en valeur une oeuvre, de la rendre le mieux possible. C’est une chose qui l’obsède, il veut la couleur juste et le tempo juste pour chaque musique. » Cet échange permanent est aussi ce que Marie-Nicole Lemieux affectionne particulièrement : « Ce qui est beau, c’est que Jean-Christophe est toujours plein de surprises ; avec les concerti ou l’Orlando furioso, on découvre un musicien explosif. Mais il a aussi cette tendresse, qui d’ailleurs apparaît aussi dans Orlando. L’ensemble peut jouer sur un crin et obtenir ainsi une douceur incroyable. Jean-Christophe a gardé une pudeur religieuse pour dire la spiritualité et l’amour maternel. Lui et l’orchestre ont réussi à trouver une couleur vraiment à part pour le Stabat Mater, comme ils l’ont trouvée également dans le Nisi Dominus. »