Toutes ces photographies furent prises par Henryk Ross, l’un des rares survivants qui faisait fonction de photographe officiel du ghetto. Il profita de cette position unique pour réaliser clandestinement un grand nombre de prises de vue qu’il dissimula sous terre pour ne les exhumer qu’après l’arrivée des troupes soviétiques. Le choix opéré par le CHRD offre un témoignage glaçant de ce qu’était la vie – ou plutôt la survie –au sein de cet espace clos dans lequel s’entassaient 160.000 personnes. Le parcours muséographique propose ainsi plusieurs thèmes aussi complémentaires que significatifs.
Viennent d’abord des scènes extérieures, prises sur le vif : ici, des habitants au travail, transportant des machines à coudre (rappelant l’importance de l’industrie textile de la ville) ou portant les rouleaux de la Thora ; là un groupe d’enfants fouillant la terre à la recherche de débris de charbon, là encore, trois hommes posant devant un tas de pommes de terre, un groupement de la police juive marchant au pas. Parmi ces clichés, l’un montre un enfant tombé d’inanition gisant sur le trottoir dans l’indifférence générale ; à côté de lui, un autre enfant, à peine plus âgé, regarde l’objectif.
Le visiteur découvre ensuite de curieuses scènes quotidiennes, une mère embrassant son enfant, un couple d’amoureux surpris derrière un buisson. Si elles ne faisaient pas partie de l’exposition, on n’imaginerait pas leur provenance, tant elles semblent appartenir à la « normalité » et non à ce mouroir à ciel ouvert. Pas plus que cette autre prise de vue où trois jeunes hommes se jouent de la perspective devant le photographe, l’un semblant porter les deux autres au creux de ses mains. On remarque encore un étrange épouvantail installé dans les jardins de l’hôpital, qui ressemblerait assez à Roudoudou, le personnage qu’avait construit Antonin Artaud à l’asile de Rodez, si la veste qui le recouvrait ne portait pas l’étoile jaune.
Etait-ce ainsi dans tous les ghettos d’Europe ? Si l’on en croit un incident qui eut lieu lors du procès d’Adolph Eichmann lors de la déposition de Pinchas Freudiger, un membre du Judenrat de Budapest, c’est fort possible. Des survivants hongrois reprochèrent en effet au témoin d’avoir, avec les autres membres du Conseil, sacrifié sciemment leurs coreligionnaires pour mieux protéger les leurs. Avec cette différence, peut-être, qu’à Lodz, le président du Judenrat, Mordechai Chaïm Rumkovski, joua un rôle encore plus controversé. Pour les uns, on lui devrait la longévité exceptionnelle du ghetto, dans la mesure où il avait forcé sa communauté à travailler pour les Nazis dans les usines qu’il y avait installées, ce qui militerait en partie en sa faveur, puisqu’il pensait que les Juifs de Lodz se rendraient ainsi indispensables.
Si une seule photo de cette exposition représente sa devise « Unser Weg ist Arbeit » (Notre salut, c’est le travail), les médiateurs du centre, au cours des parcours guidés qu’ils organisent, tiennent à la disposition des visiteurs plusieurs photos de Rumkovski et quelques documents complémentaires du plus grand intérêt. Les tirages présentés au public ont parfois souffert, ils n’en restent pas moins un témoignage exceptionnel qui mérite d’être vu.
Illustrations : La ghettoïsation, dès le mois de mai 1940, s’accompagne de la mise au travail forcée, Lodz (Pologne) – Scène de déportation, le « quota de Juifs du jour » est conduit à la voie de garage du chemin de fer de Marysin, ghetto de Lodz (Pologne) – Mère embrassant son enfant, ghetto de Lozd (Pologne) – Enfants du ghetto réunis à l’occasion d’une réception organisée par les parents des plus riches d’entre eux, Lodz (Pologne) © Exhibition Henryk Ross/ Courtesy Archive of Modern Conflict/Chris Boot Ltd/ Agence VU.