Opération Mort (Soin Gyokazu Seyo)
de Shigeru Mizuki
Cornelius, 2008
L'histoire :
1943. Le détachement du colonel Tadokoro est envoyé de l'importante base de Rabaul, pour occuper Bayen, un poste avancé dans un coin perdu de la jungle de Nouvelle-Guinée. Au début il ne se passe rien. Les jeunes recrues s'installent dans une drôle de guerre, rythmée par les ordres imbéciles d'officiers brutaux et incompétents, et par les morts accidentelles et absurdes des soldats, envoyés en corvée de ravitaillement. Puis c'est l'enfer. Décimés par les bombardements, la famine, la malaria et enfin, l'attaque de G.I.'s, les survivants doivent affronter l'ordre ultime de leur état-major : mourir dans l'honneur, au cours d'une attaque suicide, baptisée "opération mort".
Shigeru Mizuki : "Les morts n'ont jamais pu raconter leur expérience de la guerre. Moi, je le peux."
Opération Mort est le deuxième manga que je lis sur la 2ème Guerre Mondiale, et les deux traitent du même sujet : le gyokusai, ou tactique de la mission-suicide, définie par l'état-major impérial selon la doctrine de la fidélité absolue à l'Empereur. Mais alors que l'Île des Téméraires évoque la question sous l'angle individuel (le destin d'un jeune soldat et d'un jeune officier fascinés l'un par l'autre), et non sans une certaine ambiguïté, Opération Mort s'avère un pamphlet féroce et ouvertement antimilitariste, raconté au niveau d'une tragédie collective dont aucun soldat n'est supposé sortir vivant. Le titre, "Son Gyokazu Seyo", se traduit littéralement par "Tout le monde doit combattre jusqu'à la mort".
Opération Mort diffère également par le traitement graphique : celui, très personnel, de Shigeru Mizuki, connu et même célébré pour sa série fantastique Kitaro le repoussant. Un trait qui oscille entre hyperréalisme et caricature, entre simplicité du chara design et richesse des décors. L'effet produit est saisissant, mettant en lumière l'écart entre l'humanité banale et pathétique de ses héros, et l'horreur innommable de leur destin.
Mizuki livre avec Opération Mort le récit autobiographique qui le hantait depuis des lustres. Car tout, ou presque, de ce qu'il raconte est authentique, et vécu. Mizuki s'identifie à Maruyama, le dessinateur mobilisé comme simple soldat et plongé dans l'enfer de la bataille de Bayen. Comme son personnage, Mizuki est mobilisé en 1943, et a pris part, bien contre son gré, à l'injustifiable mission-suicide ordonnée par ses supérieurs. S'il a survécu, contre toute attente, c'est en ayant perdu son bras gauche, lui qui était gaucher. Dix ans après, il est devenu droitier, et mangaka.
C'est un pamphlet, disais-je, sans la moindre concession à la nostalgie impérialiste et son idéologie nationaliste. Mizuki dénonce violemment, sans faux-semblants, la brutalité, l'incompétence, l'inhumanité et la bêtise des officiers. Comme il le crie lui-même en postface : "sachez, que pendant la seconde Guerre Mondiale, l'armée japonaise considérait ses hommes comme de simples marchandises, au même titre que des chaussettes"...
Il rappelle que les soldats, obligés de marcher vers la mort, n'avaient pas le choix de leur destin : c'était le suicide ou le peloton d'exécution. Quand il fait parler les soldats, on est bien loin de la doctrine militaire officielle : "Mais, chef, il paraît que le pays est sous les bombes et que la guerre va finir bientôt... alors pourquoi mourir maintenant?" Tandis que les chefs, obsédés par un code militaire médiéval directement tiré du bushido, le code de l'honneur des samouraïs, étaient incapables d'envisager autre chose qu'une mort "glorieuse" et, finalement, aussi absurde qu'inutile.
Opération Mort est un gros one-shot de plus de 300 pages, mais il se lit d'une traite, tant son discours est percutant et terrifiant. Pour ceux qui l'ont lu, c'est un peu l'équivalent de C'était la guerre des tranchées, de Tardi. Le destin sans échappatoire de Maruyama, ce type ordinaire même pas héroïque, n'a pas fini de vous hanter, une fois le livre refermé. Il n'y a aucun héroïsme à rechercher la mort. Le seul héroïsme, selon Mizuki, c'est de survivre. Et il n'y a rien à ajouter.
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