« La langue est la mère, non la fille, de la pensée ». Ainsi s’exprimait Karl Kraus, polémiste autrichien du début du XXe siècle. Sans doute, voulait-il dire autre chose que ce que ce billet soutient. Ce paradoxe ne rend la réflexion que plus intéressante. Je ne sais plus trop comment, dernièrement, nous étions arrivés à nous demander si la pensée préexistait au langage. En d’autres termes, peut-on penser en dehors du langage ?
La discussion est apparemment d’ordre philosophique et plus d’un s’y est déjà coltiné (J’adore cet accord paradoxalement singulier avec « plus d’un », alors qu’il est pluriel avec « moins de deux » !). On peut montrer que ce qui caractérise la pensée humaine (la conscience, la réflexion, l'imagination, le maniement des abstractions) dépend fondamentalement de l'acquisition du langage. Il n'y a ainsi pas de pensée consciente en dehors du langage. Cependant, on ne peut nier que les mots ne permettent pas toujours de formaliser la pensée et qu’il nous arrive de penser sans pouvoir traduire par exemple nos sentiments par des mots. Au bout du compte, les philosophes s’accordent à penser et à exprimer que si la pensée, en sa totalité excède bien le langage, la pensée consciente, quant à elle, n'existe que grâce au langage.
Au-delà de la question philosophique, il y a bien sûr la dimension physiologique ou neuropsychologique. Plusieurs études ont été menées, notamment auprès d’aphasiques qui ont perdu le langage, sans pour autant perdre la pensée, ce qui postulerait l’existence d’une pensée non verbale. Au bout du compte (que je n’essaie pas d’atteindre ici), il semble cependant que toute pensée se réfère d’une manière ou d'une autre à un langage.
Une étude récente me semble à cet égard assez subjuguante (Voir Le Soir, 21 janvier 2011, p. 31). Maude Beauchemin et Maryse Lassonde (Hôpital Sainte-Justine, Montréal) ont placé quelque 126 électrodes sur la tête de nouveaux-nés (est-ce de la torture d’enfants ?) afin d’analyser les réactions du cerveau face à différentes paroles, dont celles de la mère. L’étude montre ainsi qu’un nouveau-né interprète d’emblée la voix de sa maman comme une ébauche de communication, traitée par l’hémisphère gauche du cerveau, alors que la même parole prononcée par une autre personne est traitée d’abord par l’hémisphère droit, puis gauche, puis à nouveau droit.
Lorsque ces nouveaux-nés entendent la voix de leur mère, l’information est non seulement traitée comme une ébauche de langage, mais suscite aussi un début de réponse : la partie centrale du cortex, zone motrice de la parole, finit aussi par « s’allumer ».
Au-delà du rôle fondamental de la mère dans la construction du langage et de la pensée, cette étude met en évidence que, dès les premiers instants de sa vie, l’enfant pense en interaction avec le langage et communique grâce à la pensée. C’est un peu l’histoire de l’œuf et de la poule. Sans œuf, pas de poule. Sans poule, pas d’œuf. Sans pensée, pas de langage. Sans langage, pas de pensée.