Droit de choisir le moment et la manière de mourir et incertitudes sur l’existence d’une obligation positive de l’Etat tendant à permettre un suicide digne
par Nicolas Hervieu
Atteint « d’un grave trouble affectif bipolaire depuis une vingtaine d’années », un homme de nationalité suisse cherche à mettre fin à ses jours car il estime ne « plus [pouvoir] vivre d’une manière digne en raison de sa maladie, difficile à traiter » (§ 7). Adhérent de l’association « Dignitas » qui « propose en particulier une assistance au suicide », l’intéressé tenta d’obtenir la substance nécessaire à son projet de suicide, « à savoir 15 grammes de pentobarbital sodique, substance soumise à prescription médicale ». Puisque tous les psychiatres qu’il consulta refusèrent de lui prescrire une telle substance, il sollicita - en vain - une autorisation en ce sens auprès des autorités médicales suisses. Par un arrêt particulièrement riche et intéressant rendu en 2006 (§ 16), le Tribunal fédéral suisse confirma ces refus.
Saisie sur le terrain du droit au respect de la vie privée (Art. 8), la Cour européenne des droits de l’homme refuse de condamner la Suisse. Toutefois, et alors même qu’il a été adopté à l’unanimité des juges, un tel dispositif dissimule un remarquable apport jurisprudentiel sur la question du droit au suicide. Une fois encore, la Cour poursuit le développement considérable et continu de la notion conventionnelle de « vie privée » (v. par exemple Cour EDH, G.C. 10 avril 2007, Evans c. Royaume-Uni, Req. n° 6339/05 ; Cour EDH, 2e Sect. 14 décembre 2010, Ternovszky c. Hongrie, Req. n° 67545/09 - ADL du 14 décembre 2010) et cherche notamment à s’inscrire dans le prolongement l’arrêt Pretty c. Royaume-Uni où avait été reconnu que « le choix de la requérante [atteinte d’une maladie incurable et promise à une mort certaine ainsi que douloureuse] d’éviter ce qui, à ses yeux, constituerait une fin de vie indigne et pénible tombait dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention » (§ 50 - Cour EDH, G.C. 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, Req. n° 2346/02, § 67). Mais même en se plaçant « à la lumière de cette jurisprudence », la position strasbourgeoise ne peut qu’interpeller par la généralité et la netteté avec laquelle elle est ici formulée : « le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de forger librement sa propre volonté à ce propos et d’agir en conséquence, est l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention » (§ 51).
La Cour cesse néanmoins rapidement de se placer sous les auspices de l’arrêt Pretty et cherche même ouvertement à s’en distinguer. Il est ainsi souligné que l’affaire de 2002 était relative à « la liberté de mourir et [à] l’éventuelle impunité de la personne prêtant son assistance à un suicide » alors qu’en l’espèce, « l’objet de la controverse est ici de savoir si, en vertu de l’article 8, l’Etat doit faire en sorte que le requérant puisse obtenir du pentobarbital sodique sans ordonnance médicale, par dérogation à la législation, afin qu’il puisse mourir sans douleur et sans risque d’échec » (§ 52). Le requérant désireux de se suicider faisait aussi valoir que « sa vie est difficile et douloureuse, mais également que, s’il n’obtient pas la substance litigieuse, l’acte de suicide s’avérerait indigne ». En outre, il est relevé qu’il « ne peut pas véritablement être considéré comme une personne infirme, dans la mesure où il ne se trouve pas au stade terminal d’une maladie dégénérative incurable, qui l’empêcherait de se suicider » (§ 52). Si l’on peut prendre acte de ces différences factuelles, force est cependant de constater qu’elles semblent un peu spécieuses à ce stade car dans les deux affaires, les Etats parties étaient sollicités pour satisfaire les demandes de personnes désireuses de mourir. Et pour parvenir à leurs fins - « éviter ce qui, à ses yeux, constituera une fin de vie indigne et pénible » (Cour EDH, G.C. 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, préc. § 67) -, elles avaient besoin d’une action ou intervention étatique (ou, dans l’affaire Pretty, une action destinée à garantir une abstention - la promesse de ne pas engager des poursuites pénales contre la personne qui aiderait au suicide). En tout état de cause, l’approche choisie par les juges européens est remarquable puisqu’il s’agit « d’examiner la demande du requérant à avoir accès au pentobarbital sodique sans ordonnance médicale sous l’angle d’une obligation positive de l’Etat de prendre les mesures nécessaires permettant un suicide digne » (§ 53). Mais semblant effrayée par sa propre audace, la Cour tâche immédiatement de nuancer une telle obligation positive voire de faire douter de son existence.
Premièrement, l’atténuation semble concerner l’étendue de cette obligation positive. En effet, la Cour souligne que le droit au respect de la vie privée (Article 8) doit être interprété en tenant compte du droit à la vie (Article 2 - § 54). Surtout, elle estime que « les recherches effectuées par [elle] lui permettent de conclure que l’on est loin d’un consensus au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe quant au droit d’un individu de choisir quand et de quelle manière il veut mettre fin à ses jours » et que « la grande majorité des Etats membres semblent donner plus de poids à la protection de la vie de l’individu qu’à son droit d’y mettre fin » (§ 55 - v. en France une récente proposition de loi sur « l’aide active à mourir » adoptée par la Commission des affaires sociales du Sénat le 18 janvier 2011). Ce faisant, la Cour donne des gages aux Etats qui n’auraient pas été si loin que la Suisse dans la protection du droit au suicide. Mais une telle analyse, qui étaye « la marge d’appréciation […] considérable [des Etats] dans ce domaine », tend, de façon paradoxale, à aller jusqu’à remettre en cause l’existence même de l’obligation positive. Le fait que les juges européens éprouvent le besoin d’instiller un tel doute jusque dans sa conclusion (« même à supposer que les Etats aient une obligation positive d’adopter les mesures permettant de faciliter un suicide dans la dignité, les autorités suisses n’ont pas violé cette obligation dans le cas d’espèce » - § 61) est un indice pour le moins éloquent de leurs atermoiements à ce propos.
Deuxièmement, une autre atténuation vise cette fois la portée de cette obligation positive. Les juges strasbourgeois admettent effectivement la légitimité du mécanisme suisse, « à savoir l’exigence d’une ordonnance médicale afin de prévenir des abus », car il aspire à « protéger notamment toute personne d’une prise de décision précipitée, ainsi que de prévenir des abus, notamment d’éviter qu’un patient incapable de discernement obtienne une dose mortelle de pentobarbital sodique » (§ 56). De plus, cet encadrement est souligné comme particulièrement nécessaire pour la Suisse « dont la législation et la pratique permettent assez facilement l’assistance au suicide » car « lorsqu’un pays adopte une approche libérale, des mesures appropriées de mise en œuvre d’une telle législation libérale et des mesures de prévention des abus s’imposent. De telles mesures sont également indiquées dans un but d’éviter que ces organisations n’interviennent dans l’illégalité et la clandestinité, avec un risque d’abus considérable » (comp. Cour EDH, G.C. 4 décembre 2008, S. et Marper c. Royaume-Uni, Req. nos 30562/04 et 30566/04, § 112 - ADL du 5 décembre 2010 : « tout Etat qui revendique un rôle de pionnier dans l’évolution de nouvelles technologies porte la responsabilité particulière de trouver le juste équilibre en la matière »). Enfin, à l’obligation positive « de l’Etat de prendre les mesures nécessaires permettant un suicide digne » sur le terrain de l’article 8 semble répondre l’obligation pour « les Etats, [sur le terrain de l’article 2, de] mettre en place une procédure propre à assurer qu’une décision de mettre fin à sa vie corresponde bien à la libre volonté de l’intéressé » (§ 58). D’un point de vue général et abstrait, d’abord, la Cour considère que cette obligation est ici respectée par la législation suisse du fait de « l’exigence d’une ordonnance médicale, délivrée sur le fondement d’une expertise psychiatrique complète » (§ 58). D’un point de vue particulier et concret, ensuite, il est relevé que cette procédure n’a pas conduit, en l’espèce, à ce que « le droit du requérant de choisir le moment et la manière de mourir n’exist[e] que de manière théorique et illusoire » car « au vu des informations qui lui ont été soumises, la Cour n’est pas convaincue que le requérant se trouvait dans l’impossibilité de trouver un spécialiste prêt à l’assister » (§ 60). Dès lors, aucune violation du droit au respect de la vie privée n’est imputée à la Suisse.
Tout au long de cet arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme ne semble pas se lasser de souffler le chaud et le froid sur la question du droit au suicide digne. Au total, cependant, si la consécration prometteuse d’une obligation positive en ce sens est encore incertaine et s’il est difficile d’évaluer son impact sur la jurisprudence « ni-ni » en matière d’euthanasie (ni interdite, ni garantie par la Convention - Cour EDH, 2e Sect., 16 décembre 2008, Ada Rossi et autres & sept requêtes c. Italie, Req. 55185/08 - ADL du 3 janvier 2009), l’arrêt Haas c. Suisse pose - au moins - d’importants jalons pour l’avenir. En admettant la légitimité de « la volonté du requérant de se suicider de manière sûre, digne et sans douleur et souffrances superflues, compte tenu notamment du nombre élevé de tentatives de suicide qui échouent et qui ont souvent des conséquences graves pour les victimes et leurs proches » (§ 56) ; en encadrant le processus de décision et sa mise en œuvre en l’espèce (sur les exigences procédurales, v. Cour EDH, 4e Sect. 20 mars 2007, Tysiąc c. Pologne, Req. n° 5410/03 ; Cour EDH, G.C. 16 décembre 2010, A. B. C. c. Irlande, Req. n° 25579/05 - ADL du 17 décembre 2010) ; en évoquant même certaines difficultés concrètes telles que « la menace de poursuites pénales qui pèse sur les médecins prêts à fournir une expertise approfondie afin de faciliter un suicide » (§ 59), la Cour met en place un contrôle qui, bien que potentiellement virtuel à l’égard des Etats moins avancés que la Suisse, peut devenir plus contraignant au fil du temps (sur une même idée, v. Cour EDH, 1e Sect. 24 juin 2010, Schalk and Kopf c. Autriche, Req. n° 30141/04 - ADL du 24 juin 2010). A cet égard, même les références au droit à la vie laissent entrevoir une importante fenêtre. Car si sont maintenus les présupposés de la jurisprudence Pretty selon laquelle l’article 2 « impose aux autorités le devoir de protéger des personnes vulnérables, même contre des agissements par lesquels ils menacent leur propre vie » (§ 54) et « oblige les autorités nationales à empêcher un individu de mettre fin à ses jours si sa décision n’intervient pas librement et en toute connaissance de cause » (§ 54), a contrario, de tels propos renforcent encore la position des personnes qui souhaitent mourir et qui ne sont ni vulnérables, ni incapables de prendre librement une telle décision. En guise de conclusion, on ne peut enfin s’empêcher de souligner l’ironie du calendrier qui a conduit les juges du Palais des Droits de l’Homme à consacrer, sur le même terrain du droit au respect de la vie privée et à seulement un mois d’intervalle, d’une part « le droit de choisir les circonstances dans lesquelles on devient parent » et donc de l’accouchement (Cour EDH, 2e Sect. 14 décembre 2010, Ternovszky c. Hongrie, préc.) et d’autre part « le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin ».
Haas c. Suisse (Cour EDH, 1e Sect. 20 janvier 2011, Req. n° 31322/07)
Actualités droits-libertés du 21 janvier 2011 par Nicolas HERVIEU
Lettre ADL du 21 janvier 2011 en PDF
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- v., sur la question, une position défavorable à l’euthanasie par référence à la doctrine chrétienne de notre collègue Nicolas Mathey, “L’euthanasie n’est pas un droit de l’homme ! “, Thomas More, 21 janvier 2011.