Pourquoi il faut défendre Louis-Ferdinand Céline

Publié le 21 janvier 2011 par Ruddy V / Ernst Calafol

Il faut défendre Céline parce qu’il est en première ligne dans la tentative de se débarrasser du phénomène littéraire. Esquiver le « cas Céline » équivaudrait, à terme, à esquiver la littérature.

Céline a toujours fait débat, pour la manière avec laquelle il a bousculé la langue française, et davantage encore pour ses prises de positions quasi-criminelles, son antisémitisme forcené. A l’occasion de l’anniversaire de sa mort, le débat refait surface. L’association des Fils et filles de déportés juifs de France (FFDJF) s’agace, ou plutôt, le mot étant à la mode, s’indigne que la République puisse célébrer un écrivain aux prises de position intolérables.

Voici un des plus grands écrivains français qui ne correspond strictement pas aux critères nécessaires pour devenir un « grand écrivain célébré » (Victor Hugo, de ce point de vue, est son opposé, lui qui a tout fait pour être célébré sans arrière-pensées pendant les siècles des siècles). Bien sûr, Céline n’est pas le seul de nos auteurs à ne pas être moralement irréprochable (par exemple, Voltaire, qui avait des penchants antisémites) ; mais chez lui, la tache criminelle est telle qu’il sera peut-être la première victime d’une entreprise de liquidation de l’esprit même de la littérature, si elle a lieu (tout semble l’indiquer).

« La littérature dérange. » Pléonasme.

Car tout écrit qui ne dérange pas, dans ses fondements si possible, l’ordre établi, ne mérite pas l’appellation de littérature. De ce point de vue, Céline est exemplaire ; en plein règne de « l’Empire du Bien », comme l’a baptisé Philippe Muray, voici un génie qui s’est trempé dans le crime jusqu’au cou ; évaluer ses rapports avec l’idéologie ambiante, c’est regarder à la loupe les rapports qu’entretient cette idéologie avec la littérature, ni plus ni moins. Voilà pourquoi l’éternel procès de Céline est à suivre avec la plus grande attention – si tant est que l’on  s’intéresse vraiment à la littérature, c’est-à-dire que l’on accepte de voir la réalité dans tout ce qu’elle a, nécessairement, d’ambivalent.

Ces considérations sont parfaitement et longuement étudiées dans le Céline de Muray, indispensable, en particulier dans la Préface de 2000.

Il faut défendre Céline car toute remarque, toute limite qu’on lui oppose, toute volonté plus ou moins consciente d’amoindrir, voire de refuser son œuvre parce que l’homme a eu une attitude moralement indéfendable, sont les signes de la montée d’un nouveau totalitarisme. Le totalitarisme se caractérise toujours par son goût de la pureté, la rectitude, l’intransigeance, l’intolérance, l’hypocrisie extrême, le grand attachement à des évidences qu’il n’est plus besoin de démontrer, mais qu’on démontre en permanence, par crainte que l’une des unités ne se mette à avoir envie de sortir du rang.

Dire que l’attitude de Céline est indéfendable est une évidence : mais aujourd’hui, le blabla se concentre sur cette tâche : se battre pour des évidences. On ne pourrait pas imaginer une meilleure définition de l’esprit anti-littéraire, et même anti-artistique. Est artistique ou littéraire ce qui cherche à mettre en valeur des subtilités, à souligner les plus fins des paradoxes, à être sensible aux moindres changements de tons, à faire ressortir des jeux de puissances cachés ; tout cela, bien entendu, par-delà bien et mal. C’est l’enfer qui est pavé de bonnes intentions ; le grand art n’a pas d’autres intentions que celle de glorifier le goût de la nuance, tout en mettant l’homme en face de sa situation de mortel.

Le totalitarisme anti-littérature progresse

La conclusion est simple : une culture qui ne tolèrerait plus le phénomène « Louis-Ferdinand Céline » serait une culture totalitaire, qu’on le veuille ou non ; c’est-à-dire une société anti-littéraire, qui se définirait en premier lieu par sa lutte acharnée contre le littéraire, en tant que pourvoyeur et metteur en scène des contradictions, des échecs et des succès, du courage et de la lâcheté, des agitations heureuses ou malheureuses qui constituent le tissu de nos vies. L’ambiguïté, tout simplement, dans laquelle est plongé n’importe quel être humain lorsqu’il naît, et dont il ne sortira jamais, malgré les imprécations et indignations de tous les moralistes plats, ou, comme les appelait Nietzsche, les « reproches vivants ».

Reproches vivants, nouveaux curés d’une société qui se veut irréprochable pour de bon, et qui pour cela va faire porter la responsabilité du mal chez tous ceux qui l’ont analysé à fond, ou ont envie de le faire, ou nous permettent de le faire, comme c’est le cas pour Céline. Vive l’obscurantisme béat et béni-oui-oui de demain ! Longue vie à l’optimisme mortifère, l’optimisme béat qui est si souvent le prélude à de nouveaux massacres ! Et à mort la condition humaine !

Crédit photo : Père Ubu / Flickr