On n’avait rien vu, je crois, de Luc Delahaye depuis cinq ans. Il revient, à la galerie Nathalie Obadia (jusqu’au 5 mars) avec des images moins grandioses, non plus des endroits où se dessinerait l’avenir du monde (à l’exception, détonnante, du portrait de la procureure adjointe de la CPI), mais des photographies de gens ordinaires, de victimes, pas ou peu de morts et de blessés, plutôt des humbles aux marges de la violence. Violence guerrière comme à Gaza ou en Irak, bien sûr, mais aussi violence naturelle (Haïti), économique (Dubaï, Calais) ou historique (découverte d’une fosse commune avec les squelettes de républicains espagnols tués par les franquistes : Patio civil, cementerio San Rafael, Malaga, 2009. Tirage chromogénique numérique; 207 cm x 251 cm).
Violence qui le plus souvent est à peine montrée, simplement suggérée dans cette fuite des deux clandestins de Calais ou dans ce repos furtif au bord du chemin d’un travailleur immigré à Dubaï, violence qui resterait méconnue sans la légende
contextuelle, violence qui transforme les victimes en drogués (le renifleur de colle de Port-au-Prince) ou en pillards. Au milieu de ces grands formats colorés, un seul petit tirage en noir et blanc, image dotée d’un autre statut, seule scène où la violence physique est explicite, scène conclusive où un homme marche vers sa mort prochaine, pillard nu capturé par la foule (à Port-au-Prince, quartier de Pétionville, quelques jours après le tremblement de terre), effrayé et christique (Le voleur 2010. Vue d’exposition (tirage jet d’encre, 30 cm x 22.6 cm).On plonge dans ces grandes images, on y promène le regard, on y absorbe les détails (attentif, on peut y déceler même la faute d’orthographe sur le T-shirt du Palestinien manifestant au checkpoint de Karni : ‘Future is stupidh’), on y fouille l’ombre pour y reconnaître le renifleur de colle haïtien ou l’enseigne du magasin pillé (‘Le lion de la tribu de’ ; Juda, sans doute), puis on recule pour englober toute
l’image. Une seule image résiste, ne se livre pas ainsi, nous maintient dans le flou, refuse la lisibilité : grise, brouillardeuse, elle montre un véhicule blindé des Marines pris en embuscade par des insurgés en Irak après l’explosion d’un engin improvisé; c’est comme une réminiscence d’anciennes photographies de Luc Delahaye (Ambush, Ramadi, 2006. Tirage chromogénique numérique, 240 cm x 166,5 cm. 22 juillet, 2006). C’est celle devant laquelle je suis resté le plus longtemps, la seule où, pour moi, l’émotion a finalement été plus forte que le regard analytique, que la distance esthétique.Lire l’excellente interview de Luc Delahaye par Quentin Bajac dans le catalogue de l’exposition.
Le hasard a voulu qu’à deux cents mètres de là, je passe ensuite à la galerie Faits et Causes voir une exposition (jusqu’au 29 janvier) du photojournaliste Paolo Pellegrin : à la différence de Delahaye, Pellegrin travaille encore comme photoreporter de guerre. Ses photographies de Palestine, du Liban, du Kosovo sont aux antipodes de celles de Delahaye : en noir et blanc, souvent floues et brouillées, ‘grenues et fuligineuses’, elles ne montrent pas une représentation fidèle du réel et on serait bien en peine d’y identifier des détails signifiants (Mère en deuil d’un enfant tué lors de l’incursion de l’armée israélienne à Jenine, 2002). Mais elles créent une ambiance sombre et tragique, et suscitent une émotion de connivence, d’empathie que l’on ressent moins devant les froides oeuvres d’art de Delahaye.Photos Delahaye courtoisie de l’artiste et de la Galerie Nathalie Obadia.