Art économique et art chrématistique : Naturalité et perversion de l’art d’acquérir chez Aristote

Publié le 27 juillet 2010 par _

Il me semble que pour toute pensée souhaitant sincèrement réfléchir à la performance économique en milieu capitaliste, la distinction aristotélicienne entre « art économique » (οἰκονομία) et « art chrématistique » (χρηματιστικός) peut constituer un point de départ très pertinent[1] .

Les lecteurs de Marx s’en souviennent, l’auteur du Capital fait directement référence à cette distinction dans une note du célèbre paragraphe où est exposé la formule générale du capital[2] . Mais il convient ici d’en rester à ce qu’en dit Aristote en se gardant d’adopter trop directement les vues marxiennes. Néanmoins, comme toujours chez Aristote, les multiples traductions au fil des siècles ont rendu le texte parfois confus et je ne pourrais donc pas échapper à me livrer à une interprétation. Ceci étant dit, une chose semble claire pour Aristote : il y aurait d’un côté une manière naturelle d’acquérir et d’un autre côté une manière perverse ou non naturelle. La première est appelée « économie », et la seconde « chrématistique » 

Limite et suffisance


Ce qui constitue pour Aristote la manière naturelle de l’art d’acquérir a pour fonction de « tenir à la disposition de ceux qui administrent la maison, ou leur donner les moyens de se procurer les biens qu’il faut mettre en réserve, et qui sont indispensables à la vie, et avantageux à une communauté politique ou familiale[3]  ». Cette naturalité de l’économique[4]  s’exprime donc dans un premier temps par le caractère « indispensable à la vie » de cet art d’acquérir. Ce critère peut paraître vague au lecteur du XXIème siècle, tant un certain nombre de biens comme le téléphone, la télévision ou l’Internet peuvent être considérés à certains égards aussi indispensables à la vie que la nourriture ou l’eau. Mais Aristote précise : « Et il semble que ce soit de ces biens-là qu’on tire la véritable richesse, car la quantité suffisante d’une telle propriété en vue d’une vie heureuse n’est pas illimitée[5]  […]. » Voilà donc ce qui confère à l’économique sa vertu naturelle ou « indispensable à la vie » : elle possède une limite. Et ce qui limite l’économique c’est son but, à savoir la « vie heureuse ». Il serait beaucoup trop périlleux de se lancer dans une explication approfondie de la conception aristotélicienne du bonheur, mais il semble en tout cas clair que pour l’art économique, la richesse soit un moyen en vue d’autre chose, et un moyen limité par ce but. Et c’est cette notion de limite qui va être décisif pour distinguer l’économique de la chrématistique.

En effet, la chrématistique est décrite par Aristote comme l’art d’acquérir « du fait de laquelle il semble n’y avoir nulle borne à la richesse et à la propriété[6]  ». Ou encore, il est dit que la chrématistique « n’a pas de but qui puisse la limiter, car son but c’est la richesse et la possession de valeurs. L’administration familiale, par contre, à l’inverse de la chrématistique, a une limite[7]  […]. » La chrématistique est alors désignée comme une forme d’art d’acquérir « non nécessaire ».

La logique chrématistique semble ainsi prendre sa source dans la logique même du vivant : « on fait effort pour vivre et non pour mener une vie heureuse, et comme le désir de vivre n’a pas de limite, les moyens eux aussi on les désire sans limite. Et même ceux qui s’efforcent de mener une vie heureuse recherchent ce qui procure les jouissances physiques, de sorte que, comme celle-ci semblent dépendre de ce qu’on possède, toute leur vie ils la passent occupés par l’acquisition de richesses, et c’est ainsi qu’on en est arrivé à cette autre forme de l’art d’acquérir, la chrématistique[8]. » Cette forme non naturelle de l’art d’acquérir qu’est la chrématistique est donc une forme un peu « folle » qui n’a pas de stabilité, s’échappant sans cesse vers l’illimité, et suivant, par là, les désirs, par essence, insatiables. C’est ainsi que la chrématistique pousse à faire un usage de ses facultés contraire à la nature. Par exemple, nous dit Aristote, le but de la médecine n’est pas de faire de l’argent mais de donner la santé, et pourtant la médecine, comme d’autres facultés, est prise par les gens en tant que moyen d’accumuler de la richesse. En cela, la chrématistique apparaît comme la perversion d’un art d’acquérir naturel.

La perversion de l’art d’acquérir


La généalogie (au sens non nietzschéen) de la chrématistique nous informe sur le basculement de la naturalité vers la perversion de l’art d’acquérir. Ainsi ce que Aristote appelle « le petit commerce » est encore de l’ordre naturel. Il s’agit d’un troc nécessaire : on échange des choses utiles contre des choses utiles en fonction de ce que nous avons besoin et de ce que l’autre a besoin. Cet échange reste du côté du nécessaire et donc du naturel. Mais pourtant, c’est ce « petit commerce » qui va engendrer la chrématistique, son enfant monstrueux.

Tout commence avec l’usage de la monnaie, ce « quelque chose que l’on pût aussi bien donner que recevoir, et qui, tout en étant elle-même au nombre des choses utiles, ait la faculté de changer facilement de mains pour les besoins de la vie[9] […] ». La monnaie permit ainsi de ne pas à chaque fois transporter toutes les marchandises naturelles pour les troquer, entreprise mal aisée pour échanger avec l’étranger par exemple. C’est ainsi que naquit la forme commerciale de l’art d’acquérir qui s’orienta bientôt vers la recherche du plus grand profit possible par l’échange. Par cette recherche, l’art d’acquérir se pervertit puisqu’il n’utilise plus la propriété en vue d’autre chose (un but limité) mais en vue de son pur et simple accroissement.

L’art d’acquérir comme puissance de vie : Critique d’Aristote

Cette distinction entre une forme naturelle et une forme non naturelle (ou perverse) de l’art d’acquérir pose quelques problèmes. D’abord, comme Aristote semble le dire lui-même, la chrématistique (la forme non naturelle) émerge directement de l’économie (la forme naturelle). Dès lors, ne peut-on pas voir la chrématistique comme une évolution naturelle de l’économie et non comme sa perversion ? Je crois que ce qui manque à Aristote pour penser une éventuelle naturalité de la chrématistique c’est une vision évolutive du vivant qui ne viendra que bien plus tard avec Darwin. Ensuite on peut douter que le suffisant soit définissable clairement comme Aristote le suggère, de sorte que considérer un art économique qui soit borné par le nécessaire semble relever du fantasme. La vision aristotélicienne de l’organisation économique de la famille où tout est mis en commun me paraît également simpliste. On peut en effet soutenir que la famille, comme toute organisation, fonctionne sur l’échange de biens et de compétences. Dans ce cas, la chrématistique serait présente à l’état larvaire au sein même de la première communauté, la famille.

Je soutiens qu’il est possible de considérer l’art d’acquérir comme une puissance de vie qui, plutôt que contraindre la nature à se pervertir, lui ouvre le champ des possibles. En conséquence, je pense que le problème n’est pas de savoir si la chrématistique – ou sa forme moderne, le capitalisme – est naturelle ou perverse, mais de savoir quelle chrématistique (quel capitalisme) nous voulons.

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[1]Aristote, Les Politiques, livre I, chapitre VIII et IX essentiellement

[2]Karl Marx, Le Capital, I, IV, 1

[3]Aristote, Les Politiques, livre I, chapitre VIII, GF Flammarion, 1993 (traduction Pierre Pellegrin)

[4]Rappelons que « économique » renvoie au grec οκονομία qui désigne « l’administration du foyer » (mot-à-mot la loi (νόμος) de la maison (οκος)). C’est donc bien de cela qu’il s’agit ici puisqu’il est fait référence à « ceux qui administrent la maison ».

[5]ibidem

[6]ibidem, chapitre IX

[7]ibidem

[8]ibidem

[9]ibidem