Georges Canguilhem annonce lors d'une conférence dans les années 1946-1947 que « la notion de milieu est en train de devenir un mode universel et obligatoire de saisie de l'expérience et de l'existence des êtres vivants »[1]. Je propose dans cet article d'élargir l'utilisation de cette notion de milieu pour penser l'action stratégique des entreprises.
Canguilhem rapporte que la notion de milieu, qui a une origine mécanique, a été transformé par Auguste Comte entendant cette notion non plus comme « le fluide dans lequel un corps se trouve plongé » mais comme « l'ensemble total des circonstances extérieures nécessaires à l'existence de chaque organisme ». Cette conception minimale du milieu permet alors à Canguilhem de penser cette notion comme une « formation centrée » renvoyant à « un pur système de rapports sans supports ». Ce qu'il faut comprendre ici c'est que l'être vivant et son environnement ne sont pas séparés mais littéralement co-existant, c'est-à-dire que l'existence de l'un conditionne et alimente l'existence de l'autre. « Le rapport biologique entre l'être et son milieu est un rapport fonctionnel, et par conséquent mobile, dont les termes échangent successivement leur rôle [2]». Je crois qu'il faut penser le rapport que l'entreprise entretient avec son environnement micro-économique et macro-économique de la même manière (et d'ailleurs je pense que la distinction entre le « micro- » et le « macro- » économique n'est pas pertinente et qu'il vaut mieux parler plus généralement d'environnement « trans-économique » qui regroupe tout ce qui est signifiant pour une entreprise, c'est-à-dire tout ce qui engage sa pérennité et sa survie).
De même donc qu'il y a une adaptation biologique dans laquelle « entre le vivant et le milieu, le rapport s'établit comme un débat où le vivant apporte ses normes propres d'appréciation des situations, où il domine le milieu, et se l'accommode[3] », il y aurait une adaptation économique dans laquelle l'entreprise organiserait son environnement dans le but de se le rendre propre et donc favorable. Cela ne veut pas dire que l'entreprise serait en lutte avec son environnement car comme l'indique très justement Canguilhem, « une vie qui s'affirme contre, c'est une vie déjà menacée ». Il s'agit véritablement de s'approprier son milieu, de l'organiser suivant ses normes propres et ses appréciations de valeurs. Cela suppose donc une certaine souplesse dans ces normes, une capacité à changer facilement ces normes et en créer de nouvelles. Chaque entreprise a son réseau de signification, son champ d'action, son monde. Et vivre dans ce monde consiste pour elle à ce que ce monde soit originellement centré sur elle et organisé par elle.
D'après donc cette métaphore biologique, une entreprise qui subirait son environnement serait une entreprise « pathologique » comme un asthmatique subit la pollution des grandes villes. Une entreprise « saine » est celle qui organise son environnement et rayonne en son centre, qui lui donne sa signification. Pour une entreprise, agir dans son milieu c'est avant tout pouvoir agir dans lui. À chaque fois que les possibilités d'action d'une entreprise sont réduites, c'est sa pérennité qui est menacée, comme la vie d'un poisson se trouve menacée par une marée noire. Si l'homme est encore là, c'est qu'il cherche à accroître sans cesse son monde : grandes expéditions, voyage dans l'espace, physique de l'infiniment grand (cosmologie), physique de l'infiniment petit (quanta), etc. Il accroît ainsi ses possibilités d'action et consolide par là des vecteurs de changement et de transformation de son milieu. De la même manière, il est essentiel pour une entreprise de comprendre et d'explorer son milieu voire d'anticiper son évolution afin d'être en mesure de répondre à une agression et de recréer, au besoin, un environnement favorable.
De manière stratégique, la viabilité d'une entreprise dépend de sa capacité à : 1) comprendre et surveiller son milieu, c'est-à-dire repérer ce qui fait sens pour elle, ce sur quoi elle est susceptible d'agir et d'être agi ; et 2) organiser et maîtriser son milieu, c'est-à-dire faire en sorte que tout ce qui fait sens pour elle soit centré en elle, qu'elle ait la possibilité d'agir sur tous les éléments de son milieu. Les actions à mener sont donc par exemple : la veille et l'analyse stratégique, la constitution de réseaux d'influence, le lobbying, etc. Ces actions, qui sont typiquement des actions d'intelligence économique, correspondent à ce qui est chez le vivant de l'ordre de l'instinct de conservation. Je dirais en cela que l'intelligence économique est le pendant économique d'un automatisme naturel.
[1] « Le vivant et son milieu » in Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Vrin, 1965, 1992, 2003
[2] Ibidem.
[3] Ibidem.