Certains acteurs de la société civile sont craints par les entreprises : les syndicats, certaines ONG (Organisations Non Gouvernementales), certaines associations (de consommateurs notamment), etc. D'où vient ce sentiment de méfiance ? Est-il fondé ? Je veux faire ici une hypothèse : je pense que le rapport entre les entreprises et la société civile est potentiellement conflictuel parce que c'est un rapport de pouvoir où n'existe aucune légitimité.
En effet, lorsqu'un gouvernement déçoit, la société civile dispose du droit de vote pour exprimer son mécontentement (du moins dans un système démocratique). Par contre, lorsque c'est une entreprise qui déçoit, la société civile ne dispose d'aucun pouvoir direct pour le lui faire comprendre. La seule solution est la confrontation et les attaques informationnelles (phénomènes de « prise de conscience » populaire qui contamine les clients et inquiètent bientôt les élus lesquels, à leur tour, menacent fiscalement les entreprises). La tension provient de ce que les entreprises ne se confrontent jamais à l'assentiment de la société civile alors qu'elles ont pourtant une grande influence sur la vie des hommes et des femmes qui la compose (prix, salaires, exploitation des ressources naturelles, condition de travail, condition de vie, etc.). Le pouvoir qu'ont les entreprises aujourd'hui ne résulte pas d'un scrutin démocratique, il a été imposé. À chaque nouvelle entreprise créée, une structure de pouvoir supplémentaire voit le jour, avec ses règles, son fonctionnement, son architecture. Face à cela, d'autres pouvoirs émergent sous la forme de syndicats, d'ONG, d'associations, de rassemblements populaires, etc. En plus de la concurrence avec les autres entreprises, une entreprise doit donc affronter des formes de pouvoir rivales qui prennent leur source dans la société civile. La question est de savoir si ces pouvoirs rivaux constituent pour autant des pouvoirs adverses et contraires (et donc ennemis) ou si les entreprises peuvent se les accommoder dans un jeu de coopétition (coopération d'intérêts bien compris).
Une question de pouvoir
Il y a beaucoup de méprise concernant le pouvoir. Ainsi, par exemple, on a l'habitude de compter parmi les pouvoirs la presse et les médias alors qu'ils ne sont que des instruments de pouvoir. On distingue aussi souvent « pouvoir exécutif » et « pouvoir législatif » alors que les deux ne sont en fait que des sous-catégories d'un seul pouvoir : le pouvoir étatique ou politique. Et de la même manière, Alexis de Toqueville dans De la démocratie en Amérique distinguait à propos des Etats-Unis : le pouvoir fédéral, le pouvoir local (de chaque Etats), le pouvoir social (les lobbies) et le pouvoir de la presse. De manière plus générale et méthodique, je ne distinguerais pour ma part que trois pouvoirs : le pouvoir politique, le pouvoir économique et le pouvoir social (les médias pouvant être l'instrument de chacun de ces trois pouvoirs). Les syndicats, ONG et toutes les actions spontanées ou préparées de la société civile appartiennent au pouvoir social ; les entreprises appartiennent au pouvoir économique. C'est de la confrontation entre ces deux pouvoirs qu'il sera question ici.
Je soutiens qu'il existe un pouvoir social distinct et indépendant du pouvoir politique et du pouvoir économique. En disant cela, je veux dire que la société civile ne dispose pas d'un « contre-pouvoir » qui apparaîtrait en contraste du vrai et seul pouvoir, à savoir le pouvoir politique, mais qu'elle dispose d'un pouvoir autonome, original, et qui n'a besoin d'aucun autre pouvoir pour exister. Nous avons tendance en effet à considérer le pouvoir qu'exerce syndicats, ONG ou autres associations comme un pouvoir de réaction, et non comme un pouvoir positif qui lutte pour s'imposer au milieu d'autres pouvoirs. À l'inverse de cette vision, je crois qu'il est impossible de comprendre quoi que ce soit aux acteurs de la société civile si on les relègue au rang secondaire de « contre-pouvoir ». La société civile dispose d'un pouvoir propre qui veut dominer les autres, exactement comme les entreprises ou les Etats. La question est alors : qui domine qui ? Qui impose ses règles ? Qui a les moyens d'agir sur qui ?
L'information pour anticiper les crises
Beaucoup de conflits résulte d'une incompréhension. Partant de ce constat, il semble fondamental pour les entreprises de comprendre les exigences de la société civile afin d'anticiper les crises. Le problème est que ces exigences sont fluctuantes et parfois contradictoires. Ce qu'il faut identifier, ce sont donc moins les objectifs de la société civile que ceux de ses représentants, à savoir les syndicats, ONG ou autres associations qui prétendent défendre un certain « public ».
Bien sûr il paraît difficile de satisfaire tout le monde. Un professionnel du nucléaire n'arrivera jamais par exemple à convaincre une organisation signataire du réseau « Sortir du nucléaire ». Ce que je veux dire par « comprendre les exigences de la société civile » c'est : identifier les doctrines et idéologies, ainsi que les jeux de pouvoirs, sous-jacents à ces exigences. En clair : mettre à jour la menace informationnelle pour la contrer et la disqualifier.
Le propre de ces organisations est en effet de mener une guerre de l'information auprès de l'opinion. Cela ne veut pas dire que leurs combats ne sont pas, à l'origine, légitime. Cela signifie que ces organisations sont prêtes à utiliser tous les moyens pour imposer leurs idées, y compris la divulgation d'informations inexactes ou carrément fausses. Mais à ce niveau de guerre de l'information, la véracité ou la fausseté de l'information importe peu, ce qui importe c'est l'effet de la diffusion de cette information. Pour se prémunir contre ces attaques informationnelles, les entreprises doivent connaître quatre choses :
1. L'idée originelle – souvent bien fondée – de ces organisations (le risque nucléaire, l'égalité entre les hommes, le respect du milieu naturel, etc.)
2. Les objectifs « cachés » qu'ont les dirigeants de ces organisations (avoir une reconnaissance publique, déstabiliser l'appareil d'Etat ou le gouvernement, gagner de l'argent en tant que salarié de ces organisations, etc.)
3. Les jeux de pouvoirs internes (Qui est au centre du réseau ? Qui décide ? Qui s'oppose aux décisions du groupe ? Etc.)
4. Les moyens d'influence de ces organisations (contact auprès des journalistes, maillage territorial, etc.)
En fonction de ces quatre éléments, les entreprises doivent jouer sur les contradictions des organisations de la société civile en répondant premièrement, dans la mesure du possible, à leur exigence légitime. Cela peut être d'ailleurs l'exigence d'une autre organisation non-menaçante, de manière à jouer l'image positive d'une organisation contre une autre. Par exemple, agir pour la cohésion sociale et s'attirer ainsi les faveurs d'une association de banlieue, permettrait à une entreprise du nucléaire de paralyser (si ses actions sont efficaces et visibles) l'attaque informationnelles d'une organisation anti-nucléaire. Au contraire, une entreprise du secteur pétrolier qui, sans rien faire pour l'écologie, pratiquerait la discrimination à l'embauche, et exploiterait ses salariés, provoquerait l'alliance objective de beaucoup d'organisations, et se verrait confronter à des attaques informationnelles incessantes voire coordonnées.
Les points 2) et 3) doivent permettre de déstabiliser de l'intérieur une organisation, dans des situations de crise urgente pour l'entreprise, et dans l'hypothèse d'un abus de pouvoir social de cette organisation. C'est notamment le cas lorsque cette organisation utilise des informations confidentielles livrées par une entreprise concurrente. Dans ce cas, un ennemi identifié (l'entreprise concurrente) utilise le pouvoir social de l'organisation pour attaquer une entreprise. La connaissance des failles internes de ces organisations est alors le seul moyen de préparer un plan de ripostes.
Enfin, le point 4) peut être le point de départ d'un dispositif de veille à l'attention de ces organisations. En connaissant les canaux de diffusion et d'influence de ces organisations, une entreprise peut anticiper les crises.
En résumé, l'information pour anticiper les crises est composée de :
-
- une information en vue de la protection (point 1) (neutraliser les attaques)
-
- une information en vue de l'action (point 2 et 3) (préparer les crises)
-
- une information en vue de la surveillance (point 4) (repérer les menaces)
De la confrontation à la coopération : la gouvernance
Enfin, pour ne pas rester sur la vision quelque peu cynique que je viens d'exposer, j'aimerais terminer cet article sur la notion de « gouvernance » qui me permettra de présenter des solutions constructives de coopération entre l'entreprise et la société civile.
En effet, si, a priori, le pouvoir social qu'exerce la société est un pouvoir rival de celui de l'entreprise (le pouvoir économique), il n'est pas forcément ennemi. La rivalité n'est pas l'inimitié : la première s'exerce en parallèle, l'autre de manière frontale. Et si, comme chacun sait, deux parallèles ne se croisent jamais, elles peuvent néanmoins être comprise sur un même plan.
Tout d'abord, je mesure combien le terme – devenu concept – de « gouvernance » peut apparaître comme un nouveau « machin » bien inutile pour la stratégie des entreprises. On en donne d'ailleurs plusieurs définitions ici ou là. Pour ma part, j'aime bien celle que donne R. A. W. Rhodes dans son article « The New Governance : Governing Without Government » : pour lui, la gouvernance fait référence à des « réseaux inter-organisationnels auto-organisés » (« self-organizing, interorganizational networks »). En laissant de côté cette expression quelque peu barbare, on peut définir plus simplement la gouvernance comme une forme de management de réseau. Le réseau en question étant, pour le cas qui nous occupe, celui qui lit une entreprise et ses parties prenantes. Les questions à se poser pour une entreprise sont alors celles que doit se poser tout manager de réseau : quelle est la raison d'être du réseau ? Quelle est la structure du réseau ? Quelles sont les positions respectives des membres du réseau ? Etc. La gouvernance d'entreprise doit ainsi permettre de transformer la relation de confrontation éventuelle avec telle ou telle organisation de la société civile en relation de coopération. Cela ne signifie pas que l'entreprise et son réseau de gouvernance seront d'accord sur tout et marcheront ensemble main dans la main dans une alliance quasi-mystique. La gouvernance ne consiste pas à créer une communauté harmonieuse idyllique mais à reconnaître un certain nombre d'intérêts partagés susceptibles de tisser et de consolider un réseau. On peut penser par exemple qu'une entreprise de banlieue aurait tout intérêt, pour son propre développement et ses stratégies de recrutement à long terme, à accompagner le développement des quartiers « difficiles » fortement touchés par le chômage. Elle s'assurerait ainsi un environnement urbain immédiat plus favorable, des clients plus nombreux et ayant plus de moyens, ainsi qu'une main d'œuvre plus facile à trouver et mieux qualifiée.
Ainsi donc il est possible dans certains cas (lorsqu'un réseau entreprise/société a une raison d'être) de passer d'une logique de confrontation à une logique de coopération, c'est ce que j'ai nommé « gouvernance ». Mais cette gouvernance n'est pas toujours applicable (quel intérêt auraient une entreprise du nucléaire et une organisation anti-nucléaire à se mailler en réseau ?), et c'est pourquoi l'information doit demeurer un axe prioritaire pour les entreprises dans leur relation à la société. Dans tous les cas, syndicats, ONG, ou autres organisations de la société, ne constituent pas des ennemis pour les entreprises, mais des rivaux. De ce point de vue, les vrais ennemis se trouvent, à mon sens, plutôt du côté des entreprises concurrentes voire de certains Etats que du côté des organisations de la société civile.