Adaptation, innovation et normativité économique

Publié le 24 décembre 2010 par _

Il est de bon ton de désigner certaines entreprises par l'appellation « innovante ». Mais a-t-on véritablement pensé en quoi l'innovation consistait ? De manière liminaire et naïve on pourrait dire qu'une entreprise innovante est une entreprise qui propose quelque chose de « nouveau ». Ce quelque chose pouvant recouvrir ses produits bien sûr, mais aussi sa structure, son fonctionnement ou sa manière même d'exister en tant qu'entreprise. La question de l'innovation est alors : comment et pourquoi le « nouveau » émerge au sein de certaines entreprises ? À partir d'une comparaison entre le monde du vivant et le monde des entreprises, cet article tend à apporter quelques voies de compréhension.

S'adapter c'est innover

L'entreprise a beaucoup à apprendre du monde du vivant. Comme elle, les êtres vivants sont confrontés à un environnement changeant qui propose, pour eux, des conditions d'existence dans lesquelles ils doivent s'inscrire pour survivre. La survie pour les êtres vivants, comme pour une entreprise, consiste alors à s'adapter à un environnement. C'est dans cette relation d'interdépendance entre l'être vivant et son environnement que se construit une norme qui définit des conditions « normales » d'existence. Ainsi, « un vivant est normal dans un milieu donné pour autant qu'il est la solution morphologique et fonctionnelle trouvée par la vie pour répondre à toutes les exigences du milieu1 ». De la même manière, une entreprise doit apporter à l'environnement dans lequel elle s'inscrit des réponses structurelles et fonctionnelles sous peine d'être pathologique dans ce milieu et donc de ne plus être capable d'extraire de ce milieu ce dont elle a besoin pour être pérenne.

Le problème est que les réponses adéquates aux exigences de l'environnement ne peuvent pas être connues a priori, et que ces réponses sont sans cesse changeantes. En effet, comme nous le rappelait Darwin : « Rien de plus facile que d'essayer [...] en imagination, de procurer à une espèce certains avantages sur une autre ; mais, dans la pratique, il est plus que probable que nous ne saurions pas ce qu'il y a à faire2 ». La vie et le marché recèlent donc en eux un mystère : il y a nécessité de s'adapter à un environnement mais il y a impossibilité de connaître les voies d'adaptation les plus adéquates. C'est comme si l'être vivant ou l'entreprise était pressé de faire un choix sans en connaître l'éventail à sa disposition. En somme : une question à choix multiple sans choix proposé, et dont on ignore s'il y a oui ou non un choix possible.

L'adaptation est donc un pari. Un chef d'entreprise m'a dit un jour qu'il pratiquait pour son entreprise le « coup de canne-à-pêche ». C'est bien de cela dont il s'agit : l'adaptation est un essai, une tentative, ayant pour objectif de voir si ça prend (si ça « mord ») ou pas. Ce n'est pas une réponse ad hoc à un environnent fixe, c'est une réponse possible à un environnement non encore déterminé. Pour filer la métaphore, l'entreprise performante dans un environnement donné ne sera donc pas celle qui aura la canne-à-pêche la plus précise, mais celle qui sera en mesure de lancer sa canne-à-pêche plusieurs fois, dans des directions multiples, et qui se souviendra de tous ces lancers. En cela, l'adaptation consiste moins à faire en sorte de correspondre à des normes déjà-là qu'à être capable de produire sans cesse de nouvelles normes. S'adapter c'est donc innover.

Les voies de l'innovation

L'adaptation, pour un être vivant comme pour une entreprise, est une question de survie. Si s'adapter c'est innover comme je viens de le dire, cela signifie que l'innovation n'est pas un « plus » que possèderaient certaines entreprises, mais un minimum. Ce qui fait la performance d'une entreprise n'est donc pas sa capacité à innover mais sa manière propre d'innover. Une entreprise incapable d'innover n'est pas une entreprise peu compétitive, c'est une entreprise déjà morte.

En réalité, toutes les entreprises font de l'innovation, et parfois sans le savoir. La question n'est donc pas de faire ou non de l'innovation mais de savoir quelle innovation il faut faire. Car les situations dans lesquelles sont plongées les entreprises leur offre une multitude d'innovations possibles allant de la plus radicale (changement de métier) à la plus simple (recrutement d'un nouveau collaborateur). Ce n'est que la très bonne connaissance de son environnement et l'anticipation sur son évolution future qui pourront alors déterminer quelle innovation il faut faire pour s'adapter au mieux à cet environnement.

Malgré tout, le choix de l'innovation sera toujours incertain. C'est pourquoi il est important de réfléchir aux dispositifs permettant de réduire les incertitudes en se posant les questions : qu'est-ce que nous ignorons ? Que pouvons-nous faire ? Quels sont les talents inexploités dans l'entreprise ? Quels sont les besoins insatisfaits chez nos client ? Etc. La bonne innovation sera toujours une réponse à un problème spécifique que personne ne s'était posé avant. Toute innovation doit donc commencer par un questionnement sous peine d'être un simple artifice ne répondant à aucune injonction de l'environnement. Dans le monde du vivant, comme dans celui des entreprises, une innovation qui ne sert à rien est vouée à disparaître avec son porteur. Si « la nature ne fait rien en vain3 », il est normal que l'entreprise s'efforce elle-aussi de se garder de tout artifice inutile. Je dirais donc que les voies de l'innovation sont celles du questionnement, car sans question, il ne peut y avoir aucune réponse ; le fil conducteur d'un questionnement assurant l'utilité de l'innovation.

Innovation et influence : la normativité économique

L'innovation peut être un levier d'influence. Et je rajouterais : la meilleure innovation est celle qui a de l'influence, c'est-à-dire qui est capable d'agir sur l'environnement stratégique et de l'emménager de sorte que celui qui institue cette innovation soit favorisé pour sa survie. Ainsi, plutôt que subir son environnement, une entreprise peut, par la voie de l'innovation, créer son environnement, ou du moins imprimer sa marque sur lui. Cela peut consister par exemple à aller dans un domaine au-delà de la législation en vigueur en créant des procédures de qualité nouvelle, et ainsi imposer son innovation comme un standard. Il se peut d'ailleurs que cette innovation donne des idées aux législateurs et que la norme de l'innovateur deviennent obligatoire pour tous les acteurs du secteur d'activité concerné, prenant ainsi de court la concurrence qui n'était pas préparée à s'adapter à des standards d'une entreprise rivale.

En m'inspirant d'un concept de Georges Canguilhem4, j'appelle cette capacité à innover en instituant de nouvelles normes sur le plan économique la « normativité économique ». Ainsi, l'entreprise la plus à même de s'adapter à son environnement – et donc celle qui sera en mesure de trouver les meilleures voies de l'innovation – sera une entreprise normative, capable d'apposer ses propres normes dans son environnement stratégique.

Pour conclure, la survie d'une entreprise dans la compétition économique consiste à proposer à son environnement stratégique la meilleure adaptation possible. Cette adaptation passe par l'innovation mais les voies de l'innovation sont multiples et incertaines. Pour guider son choix en matière d'innovation, l'entreprise doit suivre le fil conducteur du questionnement, et pour l'optimiser, elle doit s'en servir comme levier d'influence. La bonne innovation est une innovation utile et normative – c'est-à-dire qui répond à une question posée par l'environnement et qui impose à cet environnement de nouvelles configurations normales.

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1Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1966, page 91

2Charles Darwin, L'origine des espèces, Flammarion, 1992, page 128

3Aristote dans toute son œuvre. Par exemple dans : Aristote, Les politiques, I, 2, 1253-a

4Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1966, page 77