« Réclamer le possible, tout le possible,[...] c'est critiquer le monde tel qu'il est[...] »
Erik Orsenna, Les chevaliers du subjonctif
Lorsque nous parlons de stratégie d'influence, la grille de lecture est souvent militaire. Les questions sont : Qui sont nos alliés ? Qui sont nos adversaires ? Quel est le rapport de force ? Puis : quel effet produire, sur quelles cibles, et par quels moyens ? La logique d'affrontement demeure la règle.
Je voudrais ici interroger la notion même d'influence afin de tenter de dégager une stratégie d'influence qui ne serait pas basée sur une logique d'affrontement.
Qu'est-ce que l'influence ?
Beaucoup de définition circulent à propos de l'influence. Puisqu'il faut bien partir de quelque endroit, je partirai pour ma part de celle que donne monsieur Alain JUILLET, ancien Haut Responsable à l'Intelligence Économique, dans une interview pour la publication Communication & Influence du cabinet Comes : « l'influence, nous dit monsieur JUILLET, consiste à amener l'auditeur à sortir de son schéma de pensée pour aller vers un autre1 »
L'influence serait en ce sens une manière de casser un cadre de pensée rigide pour proposer de nouveaux repères de sens. Ainsi, comme le défend très intelligemment monsieur JUILLET, l'influence peut être vu comme un appel au doute et à la remise en cause de nos certitudes, et en cela apparaît comme mère d'une véritable réflexion. « L'influence peut permettre d'éveiller les consciences de nos contemporains, de leur montrer qu'il n'y a pas une voie unique, que rien n'est perdu si nous savons nous extraire de la gangue de nos certitudes pour, à nouveau, jeter un regard lucide sur le monde2 ».
Influencer c'est donc amener l'autre à se poser des questions et à transformer ses propres matrices opératoires de pensée. Autrement dit : l'influence c'est la voie qui amène à casser les dogmes. Être influençable, c'est être en mesure de remettre en cause nos propres certitudes ; et être influenceur, c'est ouvrir l'autre à la considération de notre message.
Le dialogue impossible ?
Dans tout échange de point de vue, force est de constater qu'un certain nombre de biais existe et empêche un véritable dialogue : c'est la manière dont chacun se représente autrui, se représente lui-même par rapport à autrui, se représente l'objet de l'échange, etc. En réalité, tout dialogue aboutit à l'abandon de l'un des acteurs : le dialogue se termine quand l'un a obtenu « le dernier mot », et que l'autre a acquiescé ou refusé de continuer.
Sur le plan de l'environnement stratégique de l'information, on en a déduit que les rapports d'influence sont des rapports de dominant et de dominé où, puisque chacun campe sur ses positions et a des intérêts différents, il faut se placer dans une logique d'affrontement en agissant sur des intermédiaires utiles (opinion, médias, autorités publiques, personnalités politiques, etc.) permettant d'imposer son point de vue. Or, ce raisonnement contient un présupposé non interrogé : l'adversaire aurait une pensée fixe, orientée vers ses intérêts, et serait incapable de comprendre et d'accepter nos intérêts propres. C'est-à-dire que n'est visible ici qu'une opposition entre des intérêts différents. Il a été complètement omis la possibilité de faire comprendre à l' « adversaire » la nécessité de trouver un « terrain d'entente », c'est-à-dire un intérêt commun.
Si on suit ce dernier principe d'entente, l'influence consisterait alors à agir directement sur celui qui est identifié comme « l'adversaire » pour l'amener à remettre en cause son hostilité de principe à notre égard, à l'atténuer, voire à l'inhiber. Toutes les stratégies RSE (Responsabilité Sociétale d'Entreprise) ont plus ou moins en vue cela, sauf que leurs stratégies sont orientées vers l'intermédiaire de l'opinion et non vers les opposants directs (ONG, syndicats, etc.), prétendant que le dialogue est impossible avec certaines parties prenantes.
Dans ce qui suit, je partirai au contraire d'un nouveau postulat : le dialogue est possible.
Scepticisme et stratégie d'influence
Dans qui précède, j'ai dit que le dialogue était d'emblée impossible au premier abord. Et en effet, je pense que le point zéro de tout dialogue est justement son impossibilité. La question est alors : comment rendre le dialogue possible ? Réponse : par une stratégie d'influence amenant l'autre au doute sur ses propres certitudes.
Dans l'histoire des Idées, un philosophe apparaît comme le spécialiste des dialogues : Platon. Et la possibilité de ses dialogues reposait bien sur une stratégie d'influence de son personnage interrogateur – principalement Socrate – qui menait un dialogue en partant d'un constat d'ignorance. La grande thèse de Platon est en effet que pour atteindre la connaissance, désirer connaître, il faut commencer par apprendre à ignorer. Sauf que la connaissance en question, que Platon prétendait retrouver en chacun, peut être vue aussi comme le point de vue de Platon lui-même – ce point de vue ayant été habilement instigué dans l'esprit d'un contradicteur.
Si on doit en tirer une stratégie d'influence, il est clair que le point de départ doit être le doute.
En cela, l'approche du scepticisme antique me paraît donner des clés pour élaborer une telle stratégie d'influence. Dans les Esquisses pyrrhoniennes, Sextus Empiricus présente le scepticisme comme une voie (« agôgè ») menant à l'apaisement de l'âme par la suspension de l'assentiment (« épochè »). Il s'agit de renvoyer dos-à-dos toutes les thèses, les positions, qui s'expriment sur un sujet, sans se prononcer ni sur leur vérité, ni sur leur fausseté. Le vrai scepticisme a un « effet sustentateur » qui neutralise en quelque sorte toutes les certitudes. Il est une tabula rasa des certitudes. La notion maîtresse du scepticisme est ainsi « le relatif » ; elle consiste à rapporter toute vérité à son possesseur pour en faire une vérité particulière, une simple interprétation. De ce point de vue, les stratégies d'influence emploient déjà le scepticisme lorsqu'elle orchestre par exemple une « bataille de chiffres ». Seulement, encore une fois, ces stratégies s'adressent en général à des intermédiaires et non au contradicteur lui-même comme chez Platon.
D'une stratégie d'influence non guerrière au « dialogue économique »
Une stratégie d'influence non guerrière, qui ne serait pas basée sur une logique d'affrontement, doit donc avoir pour objectif de provoquer un effet sustentateur chez son contradicteur. Comme faire cela ? Avant de tenter de répondre, précisons que chaque situation est différente et que dans certaines situations, dans laquelle par exemple notre organisation est par exemple attaquée, la stratégie non guerrière est d'emblée impossible. En fait, les conditions d'une telle stratégie est le temps calme. C'est une stratégie d'influence ayant pour objectif l'anticipation et la protection de sorte que nos « ennemis » n'aient pas envie de nous attaquer.
La méthodologie d'une telle stratégie d'influence doit à mon sens comporter quatre étapes :
- Identifier ses opposants potentiels
- Identifier leurs certitudes et leurs doutes
- Encourager les doutes, et casser les certitudes
- Organiser une rencontre et engager un projet commun
Pour la mener à bien il convient en premier lieu de bien comprendre l'organisation que nous représentons et l'image de celle-ci, de se connaître soi-même en somme. En effet, pour identifier ses opposants potentiels (étape 1) il faut se poser la question : qui je dérange ? Dans certains secteurs, les choses sont assez claires, dans d'autres, cela peut être plus complexe et il faut user d'imagination.
L'étape 2 demande de comprendre l'opposant potentiel ainsi que ses raisons d'agir et de ne pas agir. L'étape 3 consiste à faire passer des messages à l'opposant ayant pour objectif de l'amener à douter de ses certitudes. Enfin, l'étape 4 représente une concession faite à l'opposant qui doit amener à un accord sur un projet commun de manière à amener l'opposant dans une démarche de coopération durable.
Ainsi nous aurons mener une stratégie d'influence qui n'aura pas eu pour but de détruire l'autre mais de l'accueillir dans notre sphère de dialogue. Si on l'applique sur le plan économique, entre entreprises, on pourrait parler de « dialogue économique » comme on parle de dialogue social. Bien entendu, cet article ne constitue qu'une piste de réflexion et il reste à préciser les modalités de chaque étape décrite plus haut. Mais mon ambition n'était justement que d'ouvrir une possibilité, réclamer le possible, tout le possible...
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1http://www.comes-communication.com/files/newsletter/Communication&Influencehorsseriejuin09.pdf
2Ibidem.