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Du concept de « guerre » en milieu économique (1/2)

Publié le 18 janvier 2011 par _

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La récente affaire « Renault »1 a été l'occasion d'asséner dans les médias l'expression « guerre économique2 ». Une expression mystérieuse dont on peine à en retrouver l'origine. Ce que l'on entend aujourd'hui par là c'est l'idée que les États utilisent leurs moyens régaliens pour imposer leur puissance sur le plan économique3. En cela le concept de « guerre économique » apparaît comme un concept « antilibéral » utilisé par ceux qui ne croient pas au « libre-échange » et à la « main invisible du marché4 ».

Pourtant, l'expression est aussi utilisée dans un autre sens pour désigner les manœuvres dures, parfois illégales, auxquelles s'adonnent certaines grandes entreprises dans la compétition internationale. Ainsi l'expression « guerre économique » serait un moyen de dire que l'éthique n'existe pas dans le monde des affaires et que « tout est permis » dans le monde économique5.

Mais est-ce bien de « guerre » dont il s'agit ? Et si oui, dans quel sens ? Je voudrais ici interroger la pertinence et l'utilité de ce concept appliqué au milieu économique. Étant donné l'ambition de ce travail, nous le publierons en deux parties.

Qu'est-ce que la guerre ? Une lecture de Pierre CLASTRES6.

Après avoir remarqué que la quasi-totalité des sociétés dites « primitives » pratique la guerre, l'anthropologue Pierre CLASTRES, dans son ouvrage Archéologie de la violence7, repère trois types de discours sur la guerre  : un discours naturaliste, un discours économiste et un discours échangiste.

Le discours naturaliste exprime l'idée que la guerre chez les hommes n'est que le prolongement de l'instinct naturel de la chasse, instinct n'ayant pour but que la subsistance, « une donnée naturelle qui plonge ses racines dans l'être biologique de l'homme ». La guerre serait en ce sens une sorte de « chasse à l'homme ». Le problème de ce discours, pour CLASTRES, est qu'il oublie une distinction fondamentale entre la guerre et la chasse : « Ce qui distingue radicalement la guerre de la chasse, c'est que la première repose entièrement sur une dimension absente de la seconde : l'agressivité ». Par conséquent, ici, « cette « biologisation » d'une activité telle que la guerre conduit inévitablement à en évacuer la dimension proprement sociale ».

Le discours économiste soutient l'idée suivante : « la rareté des biens matériels disponibles entraîne la concurrence entre les groupes que le besoin pousse à vouloir se les approprier, et cette lutte pour la vie aboutit au conflit armé ». Or, les recherches ethnologiques montrent que « l'économie primitive est au contraire une économie de l'abondance et non de la rareté ».

Enfin, ce que CLASTRES appelle « discours échangiste » de la guerre prend racine dans une pensée de Claude LEVI-STRAUSS : « Les échanges commerciaux représentent des guerres potentielles pacifiquement résolues, et les guerres sont l'issue de transactions malheureuses8 ». Reprenant un extrait des Structures sociales de la parenté, CLASTRES élargit cette conception en considérant plus généralement que c'est l'échange et non simplement le commerce qui donne sens à la guerre. D'où le terme de « discours échangiste ». Cette dernière conception considère ainsi la guerre négativement comme l'échec d'un échange, elle est le symptôme d'une non-réalisation de l'être social primitif qui serait fondamentalement « être-pour-l'échange ». Là encore, cette conception ne rend pas compte du donné ethnographique de la « quasi-universalité du phénomène guerrier ».

Pour CLASTRES, il faut penser la société primitive en évitant, d'une part, de réduire la société primitive à la guerre (HOBBES9), et, d'autre part, de la réduire à l'échange (LEVI-STRAUSS). La guerre et l'échange constitue en fait selon CLASTRES deux dimensions essentielles de ce type de société suivant l'ordre logique suivant : « la guerre implique l'alliance, l'alliance entraîne l'échange ». L'échange apparaît ainsi comme un « effet tactique de la guerre ». Le raisonnement de l'auteur aboutit finalement à considérer la guerre comme un ciment social de ces sociétés car elle est le moyen qui maintient leur autonomie, « la guerre sert à maintenir chaque communauté dans son indépendance politique […] : si les ennemis n'existaient pas, il faudrait les inventer10 ».

CLASTRES considère ainsi la guerre comme un mode de fonctionnement politique des sociétés primitives. Mais ce n'est pas la guerre effective dont il s'agit, c'est la guerre potentielle, la permanence de la possibilité de la guerre qui est fondamentale dans ces sociétés, car elle maintient les différences effectives entre les groupes en s'identifiant comme « Nous » autonomes en contraste avec le groupe des « Autres », celui des étrangers. « L'étranger est alors l'Ennemi, lequel engendre à son tour la figure de l'Allié11 ». La guerre serait donc en quelque sorte un moyen d'affirmer une autonomie politique. « La capacité de mettre en œuvre la relation structurale d'hostilité (dissuasion) et la capacité de résistance effective aux entreprises des autres (repousser une attaque), bref, la capacité guerrière de chaque communauté est la condition de son autonomie12 ».

Au terme de cette lecture de Pierre CLASTRES qui concerne les sociétés primitives, c'est-à-dire les sociétés non-étatiques, il apparaît que la guerre serait le ciment social de ces sociétés, un mode de leur unification en tant que groupe autonome. Le terme de « guerre » renvoie donc indissociablement à l'idée d'identité. C'est la guerre qui fait l'unité d'un groupe face aux « Autres », ses ennemis.

Je suis tenté d'extrapoler cette pensée sur la société primitive pour l'appliquer à notre monde contemporain. Ainsi, la guerre entre groupes – que j'appellerai « guerre sociale » – supposent des identités fortes qui s'affrontent (pensons aux conflits entre sunnites et chiites dans le monde musulman par exemple). De la même manière, il sera aisé de trouver des exemples sur le plan des identités politiques en conflit (les guerres franco-allemande). La question est : cette notion de « guerre » peut-elle s'appliquer de la même manière sur le plan économique ?

Le politique et l'économique

Le nœud du problème concernant l'emploi du concept de « guerre économique » me semble reposer sur l'idée que l'on se fait du rapport entre le politique et l'économique. Car en effet le terme de « guerre » est habituellement utilisé pour désigner des conflits politiques. L'accoler à l'adjectif « économique » ne semble donc pas naturel. À partir de là se dessinent deux écueils : celui de « politiser » l'économique et celui d' « économiciser » (pardon pour le néologisme) le politique.

Le premier écueil, on le trouve durant la première moitié du XXèmesiècle dans la logique de mobilisation économique de toute une nation en vue de la guerre politique durant les deux grandes guerres mondiales13. Dans ce cas, il ne peut pas s'agir de « guerre économique » mais plutôt d'une économie de guerre ou en vue de la guerre (politique).

Attardons nous à présent sur le deuxième écueil. C'est celui qui affirme que « les États » sont « en guerre économique », pour reprendre le titre d'un récent ouvrage de Ali LAÏDI14 . Je pense là aussi qu'il s'agit d'un contre-sens. Que certains États aient une stratégie d'influence basée sur l'économie, je ne le conteste pas, mais au final les véritables acteurs de ces stratégies demeurent les entreprises. Plutôt que voir les affrontements économiques sur le plan politique des stratégies de puissance15, je suis tenté de changer de perspective pour voir que ce sont les entreprises qui profitent de la stratégie de puissance de certains États afin de gagner des parts de marché et écraser leurs concurrents. Si j'adopte cette vue, ce n'est pas par pur goût de la contradiction. Si on revient à ce j'ai tiré du texte de CLASTRES, j'en étais arrivé à l'idée que la guerre est un facteur de cohésion pour une identité. Or, sur le plan économique, c'est d'identité économique dont nous devons parler et donc d'entreprises. Ce ne sont donc pas selon moi les États qui sont en guerre économique mais les entreprises.

Pour moi, le politique et l'économique ne doivent pas être confondus car ils constituent deux structures de pouvoir de natures différentes. Les guerres entre États mettant en jeu des identités politiques, la « guerre économique » devrait mettre en jeu des identités économiques et devrait concerner seulement les entreprises. Cette idée est très importante puisque du coup, la notion de « patriotisme économique » perdrait tout son sens.

Je ne ferais pas honte à l'intelligence en disant que tous les défenseurs d'un certain « patriotisme économique » sont des nationalistes protectionnistes. Éric DELBECQUE définit en effet une forme de patriotisme économique qui consisterait à : « Mettre en œuvre un dispositif de régulation et d'encouragement de l'activité économique qui permette d'assurer à la nation des retombées positives du développement des entreprises en termes de croissance et d'emploi, ainsi que de conserver sur le sol national des centres de décision majeurs et de garantir la maîtrise d'activités et d'entreprises sensibles indispensables à la préservation de la capacité de décision de l’État16 ». Mais, en ce sens, je trouve qu'il s'agit moins d'un « patriotisme » économique que d'une simple « politique » économique, c'est-à-dire d'un plan d'action politique impactant le monde économique.

On peut considérer que les États ont encore un pouvoir d'action sur l'économie, ou au contraire qu'ils sont les alliés objectifs de pouvoirs économiques qui échappent à leur contrôle. Pour ma part j'opte pour la seconde option, sans nier encore une fois que certains États pèsent de tout leur poids pour favoriser ou pénaliser tel ou tel acteur économique. Je considère en somme que les États sont les dindons de la farce du fonctionnement capitaliste et que ce sont bien plutôt les entreprises qui utilisent les États pour se développer que l'inverse. Le concept de « guerre » s'appliquerait donc bien pour le milieu économique, mais il faudrait en changer le sens pour le replacer dans le contexte d'un affrontement entre acteurs économiques. C'est ce que je vais tenter de faire dans la seconde partie de ce travail.

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1Voir : http://fenetre-ie.blogspot.com/2011/01/laffaire-renault-des-medias-et-des.html

2http://www.letelegramme.com/ig/generales/economie/renault-besson-l-expression-guerre-economique-est-adaptee-06-01-2011-1167010.php

3http://www.huyghe.fr/actu_694.htm

4Voir : Ali LAÏDI, Les États en guerre économique, Seuil, 2010, page 29

5L'introduction du récent Que sais-je ? sur La guerre économique reprend ces deux sens. Voir : Éric DELBECQUE, Christian HARBULOT, La guerre économique, PUF, 2011

6J'ai découvert avec surprise que la référence était citée dans le Que sais-je sus-dit page 12 alors que je ne l'avais pas encore lu au moment de cette lecture de CLASTRES. Les beaux esprits se rencontrent comme on dit... !

7Pierre CLASTRES, Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives, Éditions de l'Aube, 1999, page 17

8C. LEVI-STRAUSS, « Guerre et commerce chez les Indiens de l'Amérique du Sud », Renaissance, vol 1, New York, 1943, page 136, cité par P. CLASTRES dans : Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives, Éditions de l'Aube, 1999, page 36

9Voir : Thomas HOBBES, Léviathan, Éditions Gallimard, 2000, page 224, « Hors des États civils, il y a toujours la guerre de chacun contre chacun ».

10Pierre CLASTRES, Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives, Éditions de l'Aube, 1999, page 83

11Ibidem, page 80

12Ibidem, page 82

13Voir : Éric DELBECQUE, Christian HARBULOT, La guerre économique, PUF, 2011, page 15 à 18

14Ali LAÏDI, Les États en guerre économique, Seuil, 2010

15Voir : Christian HARBULOT, La main invisible des puissances, Ellipses, 2007

16Éric DELBECQUE, Quel patriotisme économique ?, Paris, PUF, 2008 cité dans : Éric DELBECQUE, Christian HARBULOT, La guerre économique, PUF, 2011, page 108


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