Le Premier ministre d’Alassane Ouattara en est certain : l’issue de la crise « est une affaire de semaines, pas de mois ».
Pour le clan Gbagbo, il est l’incarnation du mal, celui dont la tête est presque mise à prix tant elle symbolise à ses yeux le choc dévastateur du 28 novembre 2010. Dernier Premier ministre du président sortant et premier chef du gouvernement du président élu Alassane Ouattara, Guillaume Soro, 39 ans le 8 mai prochain, sait que, s’il est un homme à qui Laurent Gbagbo ne pardonnera jamais de l’avoir abandonné, c’est lui. Cela tombe bien, car l’ancien chef rebelle des Forces nouvelles ne pardonne pas non plus à celui qui le qualifiait il n’y a pas si longtemps de « meilleur de mes Premiers ministres » d’avoir réduit à néant, par son obstination à refuser sa défaite, une sortie de crise exemplaire à laquelle il avait consacré toute son énergie. Et sur laquelle il entendait capitaliser pour les échéances électorales futures. L’entretien qui suit avec le reclus du Golf Hôtel a été recueilli par téléphone le 14 janvier.
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Jeune Afrique : Pas trop pénible d’être enfermé depuis cinquante jours dans un hôtel ?
Guillaume Soro : Soyons sérieux : il y a pire. Je pense notamment à ce que subissent les habitants des quartiers d’Abidjan soumis à la répression des forces de Laurent Gbagbo. Rassurez-vous, je tiens très bien le coup. J’en ai vu d’autres.
Redoutez-vous un assaut contre le Golf Hôtel ?
Si l’on en croit leurs déclarations, ce type de solution finale démange le commandant de la garde républicaine, Bruno Dogbo Blé, et quelques-uns de ses collègues. Ces rodomontades ne m’impressionnent pas. Ce sont des faux braves. En outre, ils savent très bien qu’un assaut précipiterait la fin du conflit, donc notre installation au palais présidentiel.
Vous avez gagné la bataille sur le front diplomatique, mais il reste en Afrique quelques pays pour qui le gouvernement Gbagbo est toujours légitime. L’Angola, par exemple.
Cela évolue. Le ministre des Affaires étrangères et celui de l’Intérieur, à la tête d’une délégation du président Ouattara, ont été reçus par leurs homologues angolais à Luanda, le 10 janvier. Je n’ai pas vu que l’Angola se soit officiellement démarqué des positions de l’Union africaine et de l’ONU.
Mais on parle d’un soutien militaire angolais à Gbagbo…
Je n’ai rien constaté de tel. Et je ne pense pas que l’Angola puisse mettre en péril ses relations avec la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest] en envoyant des troupes à Abidjan.
Et le Ghana ?
Le président Atta Mills a des contacts aussi bien avec Laurent Gbagbo qu’avec le président Ouattara. Il était présent aux deux réunions de la Cedeao qui ont reconnu l’élection d’Alassane Ouattara et condamné l’attitude du président sortant. Sa position est donc claire. Seule nuance : le Ghana a fait savoir qu’il n’enverrait pas de soldats en Côte d’Ivoire, d’autant qu’il dispose déjà d’éléments au sein de l’Onuci [Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire]. Ce que je peux comprendre.
Deuxième front : l’économie et les finances. Qui contrôle les revenus du cacao ?
Nous avons dit clairement au Groupement professionnel des exportateurs de café et de cacao, le Gepex, que tous les fonds en provenance de ce secteur devraient être mis à la disposition de notre gouvernement. Plus généralement, l’ensemble des revenus de l’État – impôts, douanes, etc. – est reversé sur les comptes de la Côte d’Ivoire à la BCEAO [Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest]. Or, qui contrôle ces comptes désormais ? Notre gouvernement.
Le gouverneur de la BCEAO, Philippe-Henri Dacoury-Tabley, est-il coopératif ?
Il n’a pas d’autre choix que d’appliquer les décisions prises par les chefs d’État de la région.
C’est pourtant un proche de Laurent Gbagbo.
Sans doute. Mais il n’est pas son propre patron. Ou bien il applique les instructions du Conseil des ministres de l’UEMOA [Union économique et monétaire ouest-africaine], ou bien il démissionne.
Reste que Laurent Gbagbo a les moyens de contourner tous les circuits officiels.
Certes. En envoyant des militaires se servir dans les caisses des banques ou extorquer des signatures en sa faveur. Il peut survivre un moment comme cela. Mais les hors-la-loi finissent toujours par se faire rattraper par la police.
Il n’empêche. Au sud de Bouaké, et en particulier à Abidjan, c’est le gouvernement Gbagbo qui contrôle l’administration.
Ce n’est qu’une apparence. En réalité, l’administration publique ivoirienne est divisée, paralysée et abstentionniste. Elle ne travaille plus, ou presque. À la primature et dans les ministères, nombre de fonctionnaires ont déserté leur poste.
Le refus de Laurent Gbagbo de reconnaître les résultats tels qu’ils ont été proclamés par la Commission électorale indépendante [CEI] vous a-t-il surpris ?
J’ai pensé à tort que la qualité des rapports que j’avais avec lui ainsi que l’action apaisante de certaines relations communes allaient lui permettre d’accepter en douceur sa défaite. Le 29 novembre, lendemain du vote, j’ai demandé à notre ami l’architecte Pierre Fakhoury, qui est un homme de bonne volonté, ainsi qu’à sa seconde épouse, Nady Bamba, de bien vouloir le prendre en charge psychologiquement et de le préparer à reconnaître l’inéluctable. Moi-même, je me suis rendu à sa résidence. Je lui ai dit ceci : « Laissez la CEI proclamer les résultats, laissez les choses se faire. » J’ai vu un Gbagbo pressé de mettre un terme à notre entretien, autiste, un peu perdu, qui ne parlait que de pseudo-fraudes dans le Nord. Il a conclu : « Va, je vais réfléchir, je te rappelle dans trois heures. » En sortant, je savais qu’il ne me rappellerait pas. Et j’ai pensé : le pire est à venir.
Lui pense que vous l’avez trahi.
Si ne pas trahir Laurent Gbagbo revenait à commettre une forfaiture en bafouant le verdict populaire, alors oui, je l’ai trahi. Et puis, qui a trahi qui ? En commettant deux lourdes erreurs entre les deux tours de l’élection présidentielle, Gbagbo s’est trahi lui-même. Un : il a cru bon de changer de stratégie du tout au tout, en menant une campagne agressive, passéiste, anti-Forces nouvelles, d’une grande violence. Trois points de perdus. Deux : il décrète unilatéralement un couvre-feu soixante-douze heures avant le second tour, alors que rien n’imposait cette mesure d’exception forcément impopulaire. Trois autres points de perdus. Faites le compte. Pour le reste, le seul deal qui existait entre lui et moi était de mener à son terme un processus électoral transparent et démocratique, pas de le soutenir quoi qu’il fasse. J’ai rempli ma part du contrat, pas lui.
Pour Laurent Gbagbo et pour le Conseil constitutionnel, l’élection dans le Nord, région sous contrôle des Forces nouvelles, a été grossièrement manipulée en faveur d’Alassane Ouattara. Que répondez-vous ?
C’est de l’intox pure et simple. L’élection dans le Nord s’est déroulée sous haute surveillance. Quatre mille cinq cents militaires et policiers y ont été dépêchés pour assurer la sécurité des électeurs, et les deux tiers des observateurs internationaux présents en Côte d’Ivoire y ont été déployés. Les rapports des préfets et des sous-préfets de cette région, nommés par Gbagbo, disent tous que le scrutin s’y est déroulé de façon globalement satisfaisante. Mieux : le rapport du Centre de commandement intégré signé par le général Nicolas Kouakou, un proche de Laurent Gbagbo, signale que les principales violences survenues au cours de la journée du 28 novembre ont eu lieu non pas dans le Nord mais dans la région d’origine de M. Gbagbo. Mieux encore : les premiers reportages diffusés par la Radio Télévision ivoirienne après le vote soulignent à l’unisson que tout s’est bien passé dans cette région. On y voit même Laurent Dona Fologo, originaire du Nord et grand « gbagbiste » devant l’Éternel, souligner le caractère transparent et démocratique du scrutin ! En fait, ce n’est qu’après, quand ils se sont rendu compte que la tendance leur était défavorable, qu’ils ont sorti cette fable. Il fallait bien trouver un prétexte au coup d’État.
Le camp Gbagbo réclame un recomptage des voix. Votre position ?
Il n’en est pas question. Toutes les sources de comptage aboutissent au même résultat, qu’il s’agisse de la CEI, de l’ONU, de la Facilitation burkinabè, du Centre de calcul de la primature ou du Conseil constitutionnel : le vainqueur s’appelle Alassane Dramane Ouattara.
Guillaume Soro avec Alassane Ouattara, dans la sallede conférence du Golf Hôtel, le 4 décembre 2010. ©Émilie RégnierSi le Conseil constitutionnel avait décidé d’appliquer l’article 64 de la Constitution, c’est-à-dire de refaire l’élection, l’auriez-vous accepté ?
Cela nous aurait embarrassés. Mais le Conseil a choisi une autre voie, celle de la forfaiture. Il lui revient certes d’apprécier la régularité d’une élection, mais il ne peut en aucun cas procéder lui-même au comptage des voix et proclamer un vainqueur sur cette base.
Pourquoi Alassane Ouattara a-t-il décidé de vous nommer Premier ministre, alors que l’on s’attendait plutôt à ce qu’il choisisse un proche de son allié Henri Konan Bédié ?
C’est après concertation avec M. Bédié que le président élu m’a proposé ce poste. Vu les circonstances exceptionnelles que nous connaissons, ils ont tous deux pensé que c’était la meilleure décision à prendre. J’ai immédiatement donné mon accord pour une raison très simple : je ne peux pas accepter que l’on assassine la démocratie en Côte d’Ivoire. L’enjeu, d’ailleurs, nous dépasse. Si nous nous soumettons à l’arbitraire, c’est toute l’Afrique qui risque d’en revenir aux présidences à vie !
En faisant appel ouvertement à une intervention militaire étrangère – fût-elle africaine – en Côte d’Ivoire, ne donnez-vous pas du crédit à la rhétorique nationaliste et anticolonialiste de Laurent Gbagbo ?
La vraie question est celle-ci : la communauté internationale peut-elle faire usage du droit d’ingérence dans un pays où les résultats d’une élection démocratique qu’elle a largement financée et organisée sont ouvertement bafoués ? Ma réponse est oui. Si ce droit d’ingérence s’était exercé hier au Rwanda, il n’y aurait pas eu de génocide.
Même si cette intervention militaire se solde par de nouvelles victimes ivoiriennes ?
Vous savez, nous en sommes déjà à plus de trois cents morts depuis le 28 novembre. Une opération rapide et bien ciblée arrêtera les tueries et mettra fin au chaos. Imaginez que la Cedeao n’envoie pas de troupes : vous croyez que M. Gbagbo pourra diriger ce pays sans des dégâts humains infiniment supérieurs ? Vous pensez que nous resterons les bras croisés sans exercer notre légitime défense ? Ce sera la guerre, et tout vaut mieux que la guerre.
Les principaux chefs de l’armée ont fait allégeance à Laurent Gbagbo, malgré vos appels. N’est-ce pas un échec ?
Non. La garde républicaine, qui est suréquipée, tient en respect la majorité de l’armée, dont les effectifs ont voté à 63 % pour Alassane Ouattara. C’est une situation intenable à terme pour nos soldats. On s’en aperçoit nettement dans la rue : le comportement des gendarmes quand ils font face aux manifestants est très différent de celui, brutal, des gardes républicains.
Laurent Gbagbo interviewé par Michel Denisot pour Canal+ le 11 janvier. © Kambou Sia/AFPPourquoi les Forces nouvelles restent-elles l’arme au pied ?
Le président Ouattara ne se voit pas accéder au pouvoir dans un bain de sang. Il estime que tout ce qui permet d’éviter le pire doit être tenté. C’est pourquoi les FAFN [Forces armées des Forces nouvelles] ne sont pas passées à l’offensive, tout comme les éléments républicains au sein de l’armée nationale, ici, à Abidjan. Même si cela peut faire mal et prendre du temps, nous devons faire le maximum pour limiter la casse. Reste que nous nous sommes fixé un certain horizon. Entre l’asphyxie financière du clan Gbagbo, la maîtrise du front diplomatique et la mise en pole position de l’option militaire, l’issue est une affaire de semaines, pas de mois.
Pourquoi ne pas chercher à prendre Yamoussoukro, qui est la capitale administrative, et vous y installer ?
Nous aurions pu le faire, puisque les FAFN ont pris Tiébissou et Duékoué sans résistance avant de recevoir l’ordre de se replier sur Man et Bouaké. Mais nous ne le ferons pas. M. Ouattara est le président de toute la Côte d’Ivoire, pas le président de la ville de Yamoussoukro.
Que pensez-vous des récentes déclarations du cardinal Bernard Agré, manifestement favorables à Laurent Gbagbo ?
Je suis moi-même catholique et je sais que le cardinal Agré, qui est à la retraite, a tenu là des propos qui n’engagent pas l’Église. Plusieurs dignitaires, et notamment l’évêque de Yopougon, se sont démarqués de lui. Dire que la hiérarchie catholique est unanime à soutenir Gbagbo est une erreur. Et la volonté de ce dernier d’instrumentaliser la religion dans le conflit qui nous oppose est irresponsable.
Plusieurs intellectuels africains soutiennent Laurent Gbagbo au nom du combat pour le panafricanisme et contre la « recolonisation » de l’Afrique par la communauté internationale. Les écoutez-vous ?
Je les respecte et ils ont le droit de dire ce qu’ils pensent. Je constate simplement qu’ils s’inscrivent dans la longue lignée de ces intellectuels fourvoyés qui défendirent Hitler, Pétain, Staline ou Mobutu. L’Histoire leur donnera tort.
Est-ce aussi le cas de Roland Dumas et de Jacques Vergès ?
Absolument. De Milosevic à Gbagbo, les dictateurs trouvent toujours des avocats. Souvent les mêmes, d’ailleurs.
Vous attendiez-vous à un tel gâchis ?
Non. Je n’avais jamais imaginé que Laurent Gbagbo s’accroche à ce point au pouvoir. Quel plaisir trouve-t-il à être président dans de telles conditions ? Je l’ignore.
Ceux qui le connaissent disent que Laurent Gbagbo est prêt à mourir plutôt que de se rendre…
Ceux qui connaissent Guillaume Soro savent qu’il ne cédera jamais.
Vous êtes tous deux du bois dont on fait les martyrs.
Peut-être. Mais il y a des bons et des mauvais martyrs. Quand vous mourez enfermé dans votre palais comme Hitler dans son bunker, après avoir beaucoup tué, ce n’est ni la gloire ni le paradis qui vous attendent dans l’au-delà.
Qui rendez-vous responsable de cette situation : Gbagbo, ou son entourage ?
Lui et lui seul. Quand on en arrive à ce niveau, la responsabilité n’est plus partagée.