L'avant garde

Par Gerard

La Machine à désordre

Gérard Larnac [i]

« Une avant-garde, c’est toujours l’arrière-garde de quelque chose », disait Godard. Warning, donc : « avant-garde », mot agaçant. Un acide trop délicieux, un délice trop acide. Plaisant à l’esprit il n’est qu’une charge désamorcée, une insuffisance ; rebutant il devient le symptôme consternant de nos immobilismes et de nos sénescences. Agaçant, je vous dis.

On ne s’étonnera donc pas de ce que la notion même d’avant-garde n’ait pas bonne presse ; en fut-il jamais autrement ? Révolution ou réaction, l’époque hésite à lui dire son fait. Que pèse son pouvoir de subversion dans une société occidentale en proie au divertissement commercial et à l’inattention généralisée ? C’est ce que Ben Laden n’avait absolument pas prévu, sa limite, son échec, sa radicale incompétence : l’attentat est certes devenu global, mais il est oublié aussitôt que mis à vu, dans ce « direct » permanent où le temps de la conscience a été égaré, où il est constamment remplacé par autre chose, puis autre chose, puis autre chose encore. L’esprit contemporain, allant ainsi de stupeur en stupeur, n’a plus de temps à accorder à l’objet même de sa stupéfaction.

Dès lors, que peut donc l’acte qui se pose en rupture ? Submergé tout aussitôt par ce flux incessant qui diffère perpétuellement son examen objectif, disperse notre attention et rend purement décoratif ce que l’on appelait naguère « le libre arbitre ». Ainsi se cimentent les nouveaux conformismes. Jamais autant d’artistes pompiers n’ont encombré nos rubriques « culture » : riches et célébrés, mais soumis aux diktats du retour sur investissement, à la fébrilité de la cotation, au frisson bêta de la petite gloriole médiatique acquise sans audace, à la standardisation sagement formatée aux dimensions rémunératrices d’un marché. Hors du normatif et du consensuel, point de salut. Nous qui parlions encore, il y a peu, « d’avant-garde », voulions par là un art d’émeutiers ; voici des rentiers ! Plus de place pour l’inouï, l’inédit, l’expérientiel. Le futur, on ne l’aime que répétitif, déjà vieux, déjà vu, sans risque, confortable. Mais cette complaisance à l’égard du banal, du balisé, attise par contrecoup un singulier désir de retrouver nos légèretés insurrectionnelles.

L’avant-garde, c’est ce désordre qui guettait depuis les marges et qui fait soudain irruption. Elle rend le temps à sa mobilité, à son imprévisibilité, à sa rumeur, à son bruit de fond, à son dehors ; ce en quoi elle dérange les places, les hiérarchies et les positions de domination, les certitudes, les conventions. La notion d’avant-garde est venue à nous pour corriger la modernité.

Qu’est-ce, au fond, qu’être moderne (ou hypermoderne, comme on dit aujourd’hui) ? Etre moderne, c’est être capable d’avaler l’avenir, comme un trou noir, à l’intérieur de notre infernale machine à présent dont les media et l’industrie du divertissement sont devenus les rouages essentiels. Etre moderne, c’est se poser comme irréductible au temps, depuis un lieu faussement surplombant. C’est entrer dans un temps angélique, sans corps ni perte ni substance. Sans mort, bien sûr, et sans Histoire. Moderne est celui qui clôt, qui ferme la porte – qui veut avoir le dernier mot. Après moi le Déluge ! C’est la dilution du temps dans le pur immédiat. Culte de l’actuel. De l’actualité comme vérité ultime. Moderne est celui qui exerce symboliquement un empire totalisant sur la totalité du temps pour exalter l’emprise de sa présence. L’horizon d’attente de la modernité est en moi et non dans le futur d’un temps humain désormais impartageable. Le solipsisme, empire hystérisé du moi, infecte tout. Le monde, sous le nom de libéralisme, entend se présenter à nous comme une sorte de « jouir sans fin » passablement hallucinatoire et exclusivement orienté « marchandise ».

De son côté la fin programmée des ressources a fait un pacte avec l’immobilité pour asseoir plus encore la domination de la modernité sur le temps. Nous faisons refuge du présent pour échapper au compte à rebours sur lequel nous avons collectivement réglé nos montres. Voudrions-nous sortir de la pure instantanéité que nous ne le pourrions vraisemblablement pas.

L’avant-garde émet là son rire fondateur. Et ouvre le confiné, précise des écarts, défait les isolements, remet en mouvement. Toujours prête à en découdre au nom de l’ailleurs, de l’encore et de l’autrement.

Alors quoi : affaires classées, les avant-gardes ? Et si leur invisibilité actuelle était le signe, au contraire, d’un plus ample triomphe ? Et si, au fond, la posture avant-gardiste avait fini par contaminer l’ensemble du champ artistique, jusqu’à le constituer tout entier ? La disparition des avant-gardes serait alors l’indice de leur assimilation – de leur essentialisation. Les avant-gardes se poseraient alors comme définition même du geste artistique contemporain. Et l’œuvre d’art véritable comme perpétuelle « machine à désordre ».

Echapper à la pose de l’auteur et de ses différents «points de vue ». Sortir du mirage conventionnel de la subjectivité. Retrouver un chaos disloquant. Telles sont les tâches que j’assigne à ma pratique de l’écriture : ma petite avant-garde à moi. Prônant une sorte de ghost writing que je pourrais définir ainsi, s’il venait à quelqu’un l’idée saugrenue de me le demander : parler en dehors du temps de l’homme, parler cette langue anonyme de l’après qui parle au nom des choses et des êtres sans voix ; une langue qui nous vient de plus loin que nous, hors de nos mémoires, de nos biographies, du cadre étroits de nos contingences personnelles, de nos enfantillages psychologiques, et qui reste sans cesse à construire. C’est une telle langue que je laisse courir dans mes romans, comme lieu de rencontre, comme voyage en altérité qui passe tout récit de voyage possible. J’appelle aussi cela, pour rire, du post-travel writing. Objet : sortir de l’héritage colonial de la « littérature de voyage » et de l’ethnocentrisme occidental, s’ouvrir à d’autres formes, d’autres diversités – convoquant des Michel Butor, des Edouard Glissant ou des Kenneth White. Utilisant sous forme de fausses citations le pastiche, l’évocation, la reconstruction (de poésie japonaise, de mythes amazoniens, de chants indiens, de formules de chaman, de « style beatnik »… et même de chansons de Bob Dylan !), l’hommage, le collage, le fragment – glisser mon style sous le style de l’autre afin de produire une langue errante, une pensée vacillée, jamais fixées. Pas un récit de voyage, donc : un texte voyageur. Tout tient à l’errance, aux frottements, à un certain flottement de réel que permet le voyage, à des moments d’heureuses convergences. Ghost writing : langue altérisée, créolisée, encontrante, hybride, nomade, où le « je » de l’auteur s’efface autant que faire se peut afin de devenir cette part du monde qui laisse entendre à travers lui l’infini bruissement de l’ouvert, du foisonnant et du multiple. Je ne suis que le traducteur des vents. Leur nègre solitaire et un brin obstiné.

Il ne s’agit bien évidemment pas, à travers cette expérience scripturale, de « faire l’Indien » ni de « faire le Japonais » ; mais, ainsi que l’avait vu Gilles Deleuze, de ménager une rencontre avec un « devenir-Indien », un « devenir Japonais ». Non pas devenir l’ours brun, mais, par ce dehors que sa présence inspire, danser avec lui : voir l’homme, voir le monde par ses yeux. Se mettre en lien avec cette étrangeté même et voir ce qu’elle a à nous dire. Et comment ça vous tire au-dehors.  

L’avant-garde est un lieu de l’esprit. Une pure capacité de précipitation, au sens chimique : ce par quoi un monde advient, un monde qui n’aurait jamais été là sans elle. Garder la littérature perpétuellement à venir et le désir d’elle près de sa source vive : c’est ça, pour moi, la notion d’avant-garde.



[i] Dernier ouvrage paru : « Le Voyageur français », roman (Ed.de l’Aube, 2009). Blog littéraire : http://poetaille.over-blog.fr