C’est le nom (éloquent) du centre d’art de Thiers (expos en cours jusqu’au 31 janvier) et, pour y accéder, il faut en effet descendre, descendre encore jusqu’aux berges d’un torrent tourbillonnant, où cette ancienne usine de coutellerie a été ainsi reconvertie. Si je n’y ai guère été convaincu par les mannequins robotisés surréalistes de Johan Muyle au rez-de-chaussée, l’étage présente les photographies de Jean-François Lecourt, que beaucoup ont (re)découvert cet été à Arles. On pourrait dire que Lecourt s’efforce de faire entrer un peu de performance dans la photographie, d’y impliquer le corps du photographe autrement qu’en appuyant sur le déclencheur. Ses photographies présentées ici sont des autoportraits performatifs : ils sont réalisés avec des appareils photo (bon marché, j’espère pour lui) ou avec des sténopés dans lesquels Lecourt tire au pistolet ou au fusil. La balle troue l’appareil ou la paroi de la chambre noire, crée une ouverture par laquelle la lumière entre et impressionne le film ou le papier sensible avec l’image qui se trouve devant l’ouverture, celle de l’artiste en train de tirer. Dans le cas du film, il faut ensuite développer et nous n’avons que l’image de la brisure causée par la balle; mais dans le cas du sténopé, le papier sensible a été lui-même troué par la balle et nous en voyons la trace sur le papier. Il faut sans doute longtemps essayer, calculer le temps d’exposition (le photon va un million de fois plus vite que la balle), rester immobile, et en 33 ans, Lecourt n’a réussi qu’une centaine de photos. Certaines de celles présentées ici sont parfois peu distinctes, d’autres au contraire sont menaçantes, le canon pointé vers nous, la violence sous-jacente. L’artiste est souvent nu comme une sculpture antique, avec parfois des ombres fantastiques de son corps sur les murs, renforçant ainsi la force de l’implication de son corps dans le processus photographique.
Il y a bien sûr une analogie forte (que l’exposition de Clément Chéroux à Arles soulignait) entre le tir et la photographie, en termes de vocabulaire (’shoot’), mais aussi de procédés (le fusil photographique de Marey, les stands de foire). Mais l’intérêt du travail de Jean-François Lecourt va au-delà de cette analogie. Il redonne à la photographie une chaleur, une corporalité (corpo-réalité), une matière, une épaisseur; le trou dans l’image est une passerelle entre le réel et la représentation, le photographe n’est plus hors champ. “Le sujet de l’image n’est rien d’autre que la manière dont elle se fait; la photographie est son propre sujet” (Didier Semin). Des vidéos très courtes le montrent tirant dans des miroirs dans la nature : l’image est d’abord celle reflétée dans le miroir, qui parfois bouge un peu (j’ai pensé à la vidéo Mirror de Robert Morris, vue à Big Bang), l’image de l’artiste apparaît, il tire et l’image s’effondre, se détruit, se décompose, juxtaposant l’image initiale sur le fragment restant et le paysage à l’arrière-plan, précédemment caché par le miroir : c’est là encore un travail sur le double et sur le réel, sur la négation et sur la représentation de l’espace, et sur le geste performatif qui le révèle. Le travail de Jean-François Lecourt est le contraire de l’iconoclasme, c’est la création (ou la révélation) de l’image par la balle.
Ce voyage m’a aussi permis de voir à Clermont-Ferrand (outre le lancement de cette revue) les photographies à la lumière de la lune de Darren Almond au FRAC Auvergne (jusqu’au 13 mars) et l’exposition de photographies sur mythes, énigmes et allégories (jusqu’au 12 février) dans le superbe Hôtel Fontfreyde (XVIème siècle) : Thomas Bachler y utilise aussi des sténopés troués par balle (’scénes du crime’), mais sans cette dimension performative qui fait l’intérêt du travail de Lecourt; Yves Trémorin montre de très belles photographies (électronographies, en fait) d’insectes momifiés prises au microscope à balayage électronique (MEB); Nathalie Czech laisse la poussière s’accumuler, ‘s’élever‘ sur des plaques de verre dans des agrandisseurs photo déposés dans 42 musées, et elle repasse chaque mois en faire un tirage; la salle où sont exposées les photographies de Jean-Luc Moulène était fermée pour travaux et seule était visible une photo de clous, comme une composition cubiste, comme un détail d’une Déposition. La vidéo ‘Spadina, Reverse Dolly, Zoom, Nude’ de Mark Lewis est un voyage zoomé, du feuillage d’un arbre à un paysage urbain, puis, renversant le mouvement du zoom, jusqu’à une femme nue sur un balcon : nature, paysage, architecture et nu, un cycle artistique.
Photos 1, 3, 5 et 7 de l’auteur. Yves Trémorin et Jean-Luc Moulène étant représentés par l’ADAGP, les reproductions de leurs oeuvres seront ôtées du blog au bout d’un mois.