Si vous entrez par hasard dans la lecture de "L'oiseau Canadèche" de Jim DODGE, ce ne sera pas un hasard si vous le relisez presque aussitôt: ce court roman est un petit bijou.
Nous suivons le quotidien d'un grand-père de près de 100 ans et de son petit-fils de 20 ans. Un quotidien exclusivement soumis aux passions de chacun, aux excès, à l'amour filial et à la dévotion pour un canard, une femelle pas ordinaire, l'oiseau Canadèche.
C'est une histoire d'hommes en Californie. Jake, que nous découvrons assez jeune, en prise avec ses mariages éclairs et surtout ses passions dévorantes que sont le jeu, l'alcool, les voyages en solitaire et le refus de tout travail ou imposition. Johnathan, dit Titou, son petit-fils, orphelin arrivé à 3 ans dans le ranch du grand-père. Et quelques autres seconds rôles au souvenir puissant: par exemple les deux indiens, l'agonisant et Johnny Sept-Lunes.
Les femmes sont expédiées loin, vite fait, bien fait. Par le grand-père: en divorces couteux, en agression verbale, hachoir à viande à la main, à l'attention de l'assistante sociale ne voulant pas lui céder la tutelle de son petit-fils. Par le petit-fils: en ignorant toutes les donzelles. Par le destin: la mère disparue de mort violente pendant un moment de doux partage avec son fils. Elles sont pourtant pas si loin, le ton est souvent grivois, les femmes sont le plus souvent sexuées et peuvent être rêvées nombreuses autour d'un homme.
Le livre est truculent d'anecdotes et de duels animaliers. L'emploi du temps s'égraine identique chaque semaine bien loin de toute contrainte sociale ou financière. Ils vivent en autarcie, au plus près de la nature, de l'héritage du plus jeune et de la distillation de whisky du plus vieux. La vie est simple, libre, originale (surtout): barrières et clôtures érigées par Titou tous les jours, tout le temps, depuis ses 11 ans, les "guitares à Titou" ; sieste imbibée, goutte à goutte ou au goulot de Jake; duels aux échecs d'après-diner; réunion de joueurs de poker ; cinéma à ciel ouvert, parlant, caquetant, vociférant, mâchouillant; chasse au sanglier, guerre contre ce Cloué-grouin.
Le style est plein de gouaille, de finesse. De toutes les scènes émanent des sons, des coups de sang, des grimaces, des rires tonitruants, des cris ou des cancanements. Les divergences de position entre les deux hommes, sur la boisson (tout de même consommée par Titou mais de manière moins transfusée), la chasse, la pêche, la mort, mettent aussi en avant leur solitude soutenue, leur complémentarité.
Les caractères sont bien trempés, Titou, Pépé Jake mais aussi Canadèche (canard obèse, limite alcoolique, fervente de film d'amour et canard de chasse) et Cloué-Groin. Le grand-père se croit immortel, doté de ce secret qu'est la recette du "Vieux Râle d'Agonie". Et c'est aussi toutes ces démonstrations d'invincibilité et ce nouveau défi de la sagesse que doit insuffler l'immortalité qui apportent cet humour décapant: évaluer les dégâts, faire un bilan méthodique de sa personne.
En plus de ces effluves bien alcoolisées, de ces démonstrations d'humeur à l'excès, il s'agit aussi de ces démonstrations de la vie et les obnubilations humaines: un canard Canadèche (ou plusieurs) et un sanglier Cloué-Grouin, tous deux animaux presque de compagnie tant ils ont leur place au quotidien, sont des révélateurs vitaux, d'un état naturel, de la continuité et des clins d'œil de la vie.