Chère Sarah,
je pourrais arguer du fait qu'il y avait trop de monde s'empressant autour de toi lors du vernissage de ton exposition vendredi dernier pour pouvoir t'approcher et te faire part de mes impressions. Cependant la vérité est bien plutôt que je suis incapable de m'exprimer, voire même de ressentir pleinement, "à chaud". J'ai tendance à penser qu'il faut savoir s'extraire de sa posture de spectateur pour comprendre ce que l'on a vu et que l'on s'est jusque là contenté de percevoir. Le ruminant que je suis revient donc vers toi une fois la visite de ton exposition digérée...
Ta marotte des séries ne t'a visiblement pas abandonnée. Ainsi après les fruits et légumes ("Fruits et légumes", ed. Ritagada, 2002), les manteaux (cf. "Les portemanteaux", ed. Ritagada, 2004), les gens en maillot de bain ("Les baigneurs", ed. Ritagada, 2008) ou encore les listes elles-mêmes (cf. "Inventaires à bascule, pour mémoire", ed. Ritagada, 2005), tu sembles t'être récemment entichée des maisons, de leurs façades et de leurs silhouettes, du monde d'ombres et de lumières qu'elles imposent à notre environnement quotidien.
Tu sais comment sont les esprits fainéants : face à la nouveauté ils cherchent des repères connus, des points de comparaison. Devant cette théorie inédite de façades j'ai dans un premier temps songé à un volume qui traîne dans ma bibliothèque depuis pas mal d'années. Il s'agit du catalogue de l'exposition que Jacques Tardi a consacré en 1990 à la banlieue ("Tardi en banlieue", ed. Escale à Paris / Casterman). Le père d'Adèle Blanc-Sec y dresse, aux fusains et à l'acrylique, un portrait cafardeux de la banlieue pavillonnaire, faite de rues sans vie, de maisons sans charme et d'horizons inexistants. Mais s'il y a certes quelque chose de commun dans vos envies respectives de vous focaliser sur les façades d'habitations, la comparaison vaut plus par les distinctions qu'elle révèle que par cette seule similitude. Tandis que Tardi peine visiblement à se libérer pleinement de la narration comme de la représentation des habitants, de ton côté les maisons ne forment pas décors. Elles ne sont pas utilisées pour traiter indirectement de ceux qui les habitent. Chez toi elles valent pour elles-mêmes.
Elles valent pour elles-mêmes et pourtant tu ne t'encombres certes pas de détails dans la représentation que tu en proposes. Comme si l'essentiel de ces maisons était ailleurs que dans la revue de leurs spécificités, tu les donnes systématiquement à voir comme perçues à contre-jour. Uniques protagonistes d'un théâtre d'ombres dont la fixité, l'immobilité n'est pas la moindre caractéristique, ces habitations s'inscrivent sur la feuille comme la pierre (ou plus certainement la brique) dont elles sont faites s'impose à la réalité. Un contour donne la silhouette générale du bâtiment (crête de toiture, antenne, cheminée, etc) tandis qu'un large aplat noir évoque sa masse comprise comme présence au monde. L'articulation du blanc de l'espace-feuille et du noir des maisons comme uniques lieux habités (tout juste complétée par les zébrures de lignes électriques venant complexifier les perspectives nouvelles que tu nous proposes) s'impose de la sorte comme grille de lecture du monde.
Voilà qui donne à méditer si l'on veut bien considérer qu'en optant pour la gravure, c'est par le travail en creux que s'impose au spectateur le poids de ce que tu représentes. Creuser, évider pour mieux faire surgir la masse du réel... C'est ainsi que le noir dont la qualité a pourtant toujours été un des traits essentiels de ton travail acquiert ici un statut inédit. Il n'est plus uniquement le moyen par lequel tu crées une image, il n'est plus un simple matériau de construction. Il appartient dorénavant pleinement à ce que tu représentes si bien que l'opération de densification du monde à laquelle tu t'adonnes s'accompagne d'une intensification de la force suggestive de ton travail.
Dans un monde que l'on se plaît de plus en plus à virtualiser - stratégie dont bien évidemment les conséquences ne sont pas uniquement esthétiques - tu nous invites à découvrir ce que nous avons sous les yeux et que nous sommes pourtant de moins en moins aptes à voir. Figées dans leur masse les habitations qui font l'objet de tes dernières gravures participent d'un paysage mental tourné vers la réalité qui nous entoure plutôt que vers son interprétation. La saveur du réel est un présent inestimable. Merci Sarah de savoir si bien la donner en partage.
L'exposition de Sarah D'haeyer à Lasécu (26 rue Bourjembois, Lille) se poursuit jusqu'au 05 mars. Elle est visible les vendredis et samedis de 14 h à 19 h ainsi que sur rendez-vous.