La révolution tunisienne a mis en ébullition le monde arabe et ébranlé le monde entier. Comment un fait, apparemment divers et anodin, l'immolation d'un diplômé en chômage reconverti en marchand ambulant s'est transformé en révolte populaire précipitant la chute d'une dictature?
La croissance à tout prix
Le modèle de développement tunisien basé sur la croissance à tout prix a montré ses limites avec la crise mondiale. Ce modèle a fait du tourisme et de la sous-traitance les mamelles nourricières des tunisiens, dépourvus de la manne pétrolière que détiennent leurs voisins algériens ou libyens. Quand la France, principal client et fournisseur tousse, la Tunisie, comme l'ensemble du Maghreb, s'enrhume. De plus, des secteurs entiers comme le textile, grand pourvoyeur d'emploi a souffert de la mondialisation et de la délocalisation de la production européenne en Chine. L'Union Européenne, malgré le statut de partenariat avancé a tourné le dos au Maghreb au profit des nouveaux membres de l'Europe de l'Est, Roumanie, Bulgarie, ou encore au profit de la Chine. Depuis le démantèlement des barrières douanières avec la Chine en 2004, le statut d'indépendance dans l'interdépendance a été révisé: l'espace euro méditerranéen qui aurait du en toute logique géoéconomique être un espace de développement commun et de partenariat a buté sur des entraves politiques liés essentiellement au conflit en Palestine et aux surenchères régionales. La France n'a pas joué franc jeu et le partenariat attendu avec le Maghreb a souffert de l'attrait du fournisseur géant chinois et d'intérêts à courts termes.
La démocratie et la communauté internationale
Depuis la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, l'occident a imposé ses règles de démocratie et des droits de l'homme, souvent à géométrie variable, au reste du monde. En Algérie, la démocratie a été bafouée par crainte de la contagion de l'islamisme, ce qui a entraîné bains de sang et dictature militaire. Au Maroc, l'alternance politique n'a servi qu'à assurer une transition en douceur et à tuer l'opposition historique de l'ancien règne. Après l'euphorie des libertés, notamment de presse, force est de constater le retour des anciennes méthodes et l'absence de toute véritable opposition. En Tunisie, jusqu'à la chute de Ben Ali, point de liberté d'expression et des élections théâtrales pour le maintien d'un président à vie, ami de la France, ancien Général et ancien conseiller militaire en Allemagne, et qui 15 jours après avoir été nommé premier ministre renversa la figure historique Habib Bourguiba, jugé inapte. En Libye, voilà 42 ans que règne le roi des rois. En Egypte, le Raïs juge qu'il peut se permettre d'emprisonner tout opposant et qu'à 82 ans il pourra, à défaut d'élire son fils briguer un énième mandat se basant sur le soutien américain. En Jordanie, point d'opposition. En Syrie, à un président à vie a succédé son fils à vie. Les monarchies pétrolières sont dirigées en droit par des octogénaires et en fait par la Maison Blanche, en preuves : les dépenses colossales en armement, les dépenses colossales en infrastructure de prestige, les placements en bourse américaine et en bons du trésor américain.
Le 11/09
La doctrine de la guerre contre le terrorisme a permis au monde entier et au monde arabe en particulier du promulguer des lois d'exception, de briser toute opposition jugée extrémiste, d'interdire ou d'emprisonner tout barbu, applaudi en cela par l'occident pour cette sous-traitance à bas prix. Or, les partis islamistes ont pendant 2 décennies joué un rôle de solidarité sociale trouvant dans les milieux défavorisés un terrain propice pour propager leur idéologie. L'absence de l'Etat et d'une société civile forte a aidé cette propagation.
La Hogra, cette humiliation, ce mépris des démunis, des Harragas qui échouent sur les côtes méditerranéennes, des diplômés chômeurs est aussi une crise identitaire ou vient se greffer l'injustice, qu'elle soit locale ou externe : invasion de l'Irak et de l'Afghanistan, conflit israélo-arabe. Tout cela accentue cette crise identitaire qu'exprime la rue tunisienne en chantant l'hymne de l'indépendance (*) connu de tous les arabes.
L'islamisme, le panarabisme et le coût de la non intégration
L'onde de choc ressentie dans le monde arabe par la révolution tunisienne, la tenue d'un Sommet Arabe en Egypte, prévu mais néanmoins médiatisé, sur ses conséquences, l'adoption d'une chartre d'intégration économique inter arabe et le déblocage d'un fond de 2 milliards de dollars de soutien aux PME des pays arabes pauvres latent depuis le dernier Sommet, il y 2 ans, prouvent que le panarabisme renaît sous l'impulsion de la rue arabe.
Au Maghreb, l'intégration bute sur le dossier du Sahara. La frontière maroco-algérienne est fermée coté Algérie depuis 16 ans, et malgré les nombreuses tentatives de rétablissement des relations entre « pays frères », aucune avancée tangible ne s'est effectuée. Pire, les 2 pays se sont lancés dans une course à l'armement, au dépend de leur développement.
Les 5 pays du Maghreb Mauritanie, Maroc, Algérie, Libye ont des économies complémentaires et gagneraient en croissance et en développement en cas d'ouverture des frontières et d'intégration progressive. Le coût de la non intégration est estimé entre 1 et 2 points de croissance annuellement.
Liban Tunisie
Que le Président Ben Ali ait été destitué ne fait aucun doute, mais la rapidité de sa destitution et le maintien du régime, la nomination du conseiller de sécurité de Barak Obama au Maghreb prouvent l'intervention américaine. Même la France a été prise de court. La Tunisie ne sera pas l'Irak, invasion en moins, malgré un coup d'Etat américain. En Tunisie, il n'y a ni chiites, ni chrétiens, ni kurdes, ni aucune minorité, à l'exception d'une faible communauté juive arabe et le risque d'une guerre civile est nul. Les Tunisiens ne sont pas des guerriers et pour eux un coup de feu dans la rue est un évènement historique. Mais la Tunisie pourra être, comme au Liban le nouveau théâtre de convoitises et de tiraillements externes. Les tunisiens redoutent l'intervention secrète des services israéliens dans leurs affaires. Le cafouillage de l'auto nomination du premier ministre au poste de président, puis de la nomination du président du parlement à la tête de l'Etat et la reconduction du premier ministre à son poste, tout cela a un goût de Mai 68. Le départ du Général De Gaulle a porté à la présidence par intérim le président du Sénat, Alain Poher avec le maintien du premier ministre George Pompidou qui sera élu 3 mois plus tard à la présidence. Dire que la constitution tunisienne est calquée sur la française est évident. Mais transformer une révolution populaire en révolte, c'est n'avoir pas compris la rue arabe, c'est dicter à Ben Ali son dernier discours ou il reprend dans le discours de De Gaulle à Alger de Juin 1958 les fameux termes ''je vous ai compris''. La France a changé d'homme, mais la 5ème république et le gaullisme vivent à ce jour et au goût du jour : l'atlantisme, l'opportunisme, l'extrémisme sous le vocable à la mode de pragmatisme ont triomphé au mépris de l'esprit et de la lettre des pères fondateurs de la déclaration des droits de l'homme. En Tunisie, le peuple chante sa 2ème et véritable indépendance, ce qui ne réduit en rien sa relation avec la France, mais la Françafrique, c'est fini. La Tunisie veut rompre avec un régime, avec la répression, avec la hogra, pas avec un homme et avoir son dauphin, pas avec un Général comme en France.
La première révolution d'Al Jazeera
Si le Web, avec YouTube et Twitter ont permis d'enregistrer en continue les événements en Tunisie et de braver la censure, la première chaîne d'information arabe qui se prévaut d'avoir 36 millions de téléspectateurs quotidiennement, Al Jazeera, a été depuis 1 mois non seulement le porte parole des manifestants, mais le 2ème pouvoir avec des émissions non stop, des débats très animés, des téléconférences faisant intervenir des opposants au régime. Si les révolutions colorées étaient l'oeuvre secrète de la CIA, le rôle d'Al Jazeera dans la révolution tunisienne est relevé par les tunisiens eux-mêmes. Al Jazeera va jusqu'à s'étonner du maintien du régime et appuie l'opposition.
Mondialisation
La recherche d'un nouvel ordre économique mondial basé sur une meilleure répartition des richesses est universel, que l'on soit au Nord ou au Sud. La Hogra n'est rien d'autre que l'injustice d'un monde ou le capitalisme sauvage engendre des contradictions flagrantes : la misère côtoie le gaspillage, le dénuement total avoisine le luxe exubérant. Les inégalités sociales sont flagrantes et les exclus de la croissance tant claironnée sont légions.
La corruption est érigée en mode de gouvernance quasi officiel. WikiLeaks n'a révélé que ce chaque citoyen connaissait de ses dirigeants. Mais publiée au grand jour, l'information atteint la nouvelle classe des internautes diplômés chômeurs pour être convertie en acte de désespoir.
L'absence de libertés accentue ce désespoir et pousse la rue à transformer le péché de l'acte du suicide en acte de martyre.
Bientôt, Tunis fera l'hommage posthume à Mohammed Bouazizi, désormais entré dans l'histoire de la Tunisie et du monde arabe, lequel monde arabe regorge de Bouazizi en puissance. Et dire que ce monde arabe fut un jour celui d'Avérroès, d'Ibn Khaldoun, d'Omar Khayam, dire ce que furent Kairouan et la Zitouna. Quand les arabes se réveilleront, le monde tremblera. L'intégration arabe, dont la chartre d'union date de 1945, bien avant la CEE doit impérativement se concrétiser. 24 millions de km2, 330 millions d'habitants, 32 % de la production mondiale de pétrole, 62 % de réserves pétrolières et plus de 2.000 milliards de dollars d'excédent de réserves de devises. Pour les arabes pauvres, sans logement ou au chômage, cela accentue la Hogra. Al Qaîda ou les islamistes ne prêchent que cette union sous bannière religieuse. Si les dirigeants arabes affirment comprendre, mais sans comprendre vraiment la rue arabe, celle ci via YouTube, Twitter et Al Jazeera criera encore plus fort DEGAGE.
Car désormais, il y a un avant et un après la révolution tunisienne, car aujourd'hui, la rue arabe est tunisienne.
(*) Lorsqu'un jour le peuple veut vivre,
Force est pour le destin de répondre,
Force est pour les ténèbres de se dissiper,
Force est pour les chaînes de se briser.
Vers d'Abou El Kacem Chebbi