La dépression de 1920-21 a souvent été utilisée par des économistes de l’École autrichienne (notamment Thomas Woods, Benjamin Powell et Robert Murphy) comme une preuve historique du succès des prescriptions de la Théorie Autrichienne des Cycles Économiques (ABCT) et du non-interventionnisme économique durant les récessions.
Devant une telle situation, les économistes de l’école keynésienne se devaient de répliquer. C’est ce qu’a fait Daniel Kuehn dans un article publié en 2010 (merci à M.H. pour le lien). Suite à la lecture de cet article, j’ai cru bon remettre les pendules à l’heure concernant cet épisode économique si controversé. Noté que j’avais moi-même publié un article sur le sujet il y a quelques mois.
La Federal Reserve, créée en 1913, fut d’une grande utilité au gouvernement américain pour financer ses dépenses militaires durant la Première Guerre Mondiale. Énormément de monnaie fut créée pour acheter les titres de dette du gouvernement. Cet argent servit à financer ce que les économistes autrichiens appellent de « mauvais investissements » dans l’armement et l’industrie militaire. Beaucoup d’usines manufacturières furent converties à la production d’armement et beaucoup d’emplois furent créés dans ce domaine. D’autre part, cette nouvelle monnaie a généré une forte inflation des prix à la consommation. Il n’y eut cependant pas de bulle spéculative.
Suite à la fin de la guerre, la Federal Reserve, menée par un dénommé Benjamin Strong, entreprends de stabiliser les prix en adoptant une politique monétaire plus serrée. La Fed de New York a notamment commencé à hausser son taux directeur en janvier 1920, de 4,56% à 7,00% en juin 1920. À cette époque et contrairement à aujourd’hui, les banques commerciales empruntaient davantage à la banque centrale plutôt que sur le marché inter-bancaire ; la hausse de taux a donc eu un impact direct sur le marché du crédit. Devant les taux plus élevés, les gens se sont mis à rembourser leurs dettes plutôt qu’à emprunter, ce qui a engendré de la « destruction » de monnaie et de la déflation.
Cet ajustement monétaire a déclenché une vilaine récession. La production industrielle a flanché de 32% entre janvier 1920 et juillet 1921. Les prix à la consommation ont quant à eux diminué de 19% au cours de la même période.
Rien ne fut fait par le gouvernement pour contrer la récession. Aucun plan de relance économique ne fut mis de l’avant ; les dépenses du gouvernement ont continué de baisser et le budget est demeuré en équilibre. La Federal Reserve a commencé à baisser les taux d’intérêt en mai 2010, deux mois après que la reprise ait débuté. Étant donné que la politique monétaire prend généralement 6 à 9 mois avant de faire effet, on peut donc affirmer qu’elle n’est pas à l’origine de la reprise.
Dans les circonstances, l’économie n’a eu d’autre choix que de s’adapter à la nouvelle réalité. Les usines militaires ont été converties à la production de biens. Les employés du secteur militaire ont été redéployés dans d’autres industries ; Kuehn signale notamment que le taux de roulement de la main d’oeuvre fut très élevé à l’époque ce qui facilita ce processus. Les salaires ont baissé de 34% entre juin 1920 et janvier 1922.
Les événements de 1920-21 concordent très bien avec l’ABCT :
- La création de monnaie crée des boums économiques insoutenables durant lesquels de mauvais investissements sont effectués. La récession est par la suite inévitable pour corriger la situation et re-coordonner les agents économiques.
- Le gouvernement ne doit pas intervenir durant les récessions et laisser les ajustements suivre leur cours.
Ceci étant dit, est-ce que ces événements vont à l’encontre des prescriptions keynésiennes ? À ce niveau, je suis plus nuancé que Woods, Powell et Murphy, surtout après voir lu Kuehn.
Tout d’abord, Kuehn indique que Keynes n’était pas aussi « inflationniste » que ce que plusieurs affirmaient. Bien qu’il préférait une inflation modérée à la déflation, Keynes craignait l’inflation « trop » élevée et recommandait de contrer celle-ci par une politique monétaire plus contraignante. Keynes aurait donc supporté la hausse de taux orchestrée par Strong en 1920 ; je ne contredits pas Kuehn à ce sujet.
Cependant, Keynes craignait tout de même la déflation. Dans son Tract on Monetary Reform de 1923, Keynes affirmait que la déflation était plus destructrice que l’inflation, surtout lorsque l’économie est en mauvaise posture. Ainsi, bien qu’il aurait probablement supporté la hausse de taux initiale pour contrer l’inflation et stabiliser les prix, il y a fort à parier que lorsque la déflation a fait son apparition, Keynes aurait recommandé une baisse de taux pour stimuler l’économie. Comme la déflation a joué, selon les économistes autrichiens, un rôle primordial dans la reprise économique en permettant à la structure de production de s’ajuster, cet aspect ne va certainement pas dans l’esprit du keynésianisme.
Par ailleurs, Kuehn rappelle que les keynésiens ne recommandent pas de plans de relance lors de toutes les récessions, mais seulement en période de « trappe à liquidité », c’est-à-dire lorsque les taux d’intérêt sont près de zéro et que la politique monétaire ne peut plus avoir d’impact (ce qui n’était pas le cas en 1920-21, mais qui lors de la plus récente récession). Keynes n’aurait donc pas recommandé au gouvernement d’augmenter ses dépenses lors de cette récession. La politique du gouvernement Harding fut donc en ligne avec les prescription keynésienne à l’égard des dépenses ; je ne contredits pas Kuehn là-dessus non plus. Le keynésiannisme favorise d’abord la politique monétaire pour relancer l’économie plutôt que les stimulis fiscaux. Ce n’est que lorsque la politique monétaire a échoué (c’est-à-dire en situation de trappe à liquidité) que les disciples de Keynes recommandent un plan de relance.
Finalement, Kuehn indique que contrairement à ce que les économistes autrichiens affirment, Harding n’a pas vraiment baissé les impôts puisque celui-ci a élargi la base imposable ; les revenus de taxation n’ont donc pas diminué malgré la baisse du taux marginal d’imposition. De plus, les baisses du taux marginal ont été effectuées en 1922, donc trop tard pour déclencher la reprise économique. D’ailleurs, Harding n’a pris position qu’en mars 1921, donc trop tard pour réellement faire quoi que ce soit pour engendrer la reprise économique qui débuta à ce moment. Il semble donc que les autrichiens ont exagéré l’impact des actions de Harding à l’égard des baisses d’impôts.
Conclusion
En somme, bien que l’article de Kuehn permettent de nuancer les affirmations anti-keynésiennes de Woods, Powell et Murphy au sujet de la Dépression de 1920-21 et qu’il permette de reconsidérer l’impact des politiques du président Harding et l’absence de baisses d’impôts, il ne change rien au fait que cet épisode économique est une démonstration acceptable de la véracité de l’ABCT et de ses prescriptions, telles que le non-interventionnisme économique et l’absence de stimuli monétaire. Je persiste donc à affirmer que cette période est très favorable à l’ABCT.
Il est intéressant de noter que suite à la reprise économique, la Federal Reserve a adopté une politique monétaire expansionniste qui a par la suite alimenté une hausse de l’endettement et de la spéculation durant les « roaring twenties », ce qui mena à une immense bulle spéculative puis au crash de 1929 et à la Grande Dépression. En fait, cette création monétaire visait notamment à supporter le Royaume-Uni suite à l’accord conclu à la Conférence de Gênes de 1922 qui mena éventuellement au gold-exchange standard, un système monétaire beaucoup plus inflationniste que l’étalon-or qui prévalait auparavant. Pour plus de détails à ce sujet, lisez cet article.