Hubert Robert (Paris, 1733-1808),
Le pont du Gard, 1787.
Huile sur toile, 242 x 242 cm, Paris, Musée du Louvre.
Les lecteurs qui me font l’honneur de suivre les publications de Passée des arts le savent depuis longtemps, j’éprouve pour Hyacinthe Jadin plus que de l’intérêt et je le considère comme un des compositeurs français de la fin du XVIIIe siècle les plus étonnants et les plus émouvants. C’est dire ma joie lorsque j’ai appris que le label Timpani, en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, a permis au jeune Quatuor Cambini – Paris de consacrer un disque à trois de ses Quatuors, dont deux inédits, un enregistrement que je vous propose de découvrir aujourd’hui.
Pour comprendre la place singulière qu’y occupe Hyacinthe Jadin (1776-1800, je renvoie à ce billet pour les détails de sa biographie), dont la courte carrière publique dura à peine onze ans et l’essentiel de l’activité créatrice environ six, il est essentiel de garder à l’esprit que la vie musicale parisienne, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, est scindée, pour simplifier, en deux parties, une officielle et une privée qui, sans être étrangères l’une à l’autre, suivent des évolutions assez différenciées. La première se signale par l’importance croissante de l’opéra et de genres brillants comme la symphonie concertante ou le concerto de soliste, destinés à mettre en valeur des virtuoses dont le statut de vedette ne cesse de s’affirmer et faisant parfois prévaloir l’effet et l’agrément sur la complexité, voire la densité des compositions. La seconde est celle qui offre une forte réceptivité aux courants musicaux les plus progressistes, particulièrement ceux venus d’Allemagne et d’Autriche, lesquels trouvent à s’exprimer pleinement dans la musique de chambre. De la même façon qu’en peinture c’est au travers du paysage, genre alors encore considéré comme mineur, que le romantisme va atteindre la France, on peut dire que son acclimatation va préférentiellement s’opérer, dans le domaine de la musique, grâce aux sonates, trios et quatuors. Les Quatuors opus 5 (1768) de Franz Xaver Richter (1709-1789) dont la seconde édition, assez nettement amendée, paraît à Paris en 1774, les Quatuors dialogués opus X (Paris, c.1773) d’Henri-Joseph Rigel (1741-1799), par leur expressivité et la place grandissante qu’ils accordent aux chromatismes et aux tonalités mineures en donnent un bon exemple.
Bien qu’il ait produit des œuvres dans tous les genres musicaux de son temps, Hyacinthe Jadin est avant tout un compositeur de musique de chambre. Outre une formation supposée auprès de Nicolas-Joseph Hüllmandel (1756-1823), élève de Richter et Carl Philipp Emanuel Bach, qui n’a pas manqué de le sensibiliser aux élans préromantiques l’Empfindsamer Stil (« style sensible »), il prend principalement pour modèle les compositions de Joseph Haydn, dont on ne répètera jamais assez l’impact qu’elles eurent sur le monde musical français, et connaît également celles de Mozart, comme le démontre son Quatuor en mi bémol majeur, opus 2 n°1, dont l’introduction dérive directement de celle du Quatuor en ut majeur KV 465 (« Les Dissonances ») de son aîné. C’est bien l’ombre de Haydn qui hante tous les quatuors proposés dans ce disque, particulièrement l’opus 1 n°1 (1795), les deux autres, appartenant à l’opus 3 (c.1797), marquant, à mon sens, une volonté d’émancipation. Outre un véritable dialogue entre des pupitres soigneusement équilibrés (Allegro non troppo de l’opus 1 n°1), on retrouve chez Hyacinthe Jadin le goût pour la surprise et l’humour (Menuet et Finale de l’opus 1 n°1), la capacité à mélanger élaborations contrapuntiques savantes et saveurs populaires (Finale de l’opus 3 n°1) qui sont autant de marques de fabrique typiquement haydniennes. Mais il y a bien plus que de simples phénomènes d’imitation chez le jeune compositeur ; il y a surtout ce goût prononcé pour le chromatisme, les clairs-obscurs induits par l’alternance rapide et souvent imprévisible des modes majeur et mineur, les silences ou les suspensions soudains, comme si l’essence même de sa musique résidait dans sa capacité à ériger l’ellipse, la fluctuation et l’interrogation au rang de plus exacte expression de l’intime. Des pages débordantes d’émotion pudique mais tangible comme l’Adagio de l’opus 3 n°3 se situent déjà au-delà du classicisme et jettent un pont vers le romantisme. Leur poésie et leur ton de confidence nous permettent d’imaginer le visage d’un musicien dont le seul portrait conservé est son œuvre même.
Pour servir au mieux ces pages trop peu fréquentées, les musiciens doivent parvenir à conjuguer suffisamment de rigueur pour rendre justice à leur sens aigu de la construction et une réelle humilité pour rendre palpable leur frémissante sensibilité. Le Quatuor Cambini – Paris (photographie ci-dessous) relève ce double défi avec panache et offre de ces trois quatuors une lecture pleine d’enthousiasme et de subtilité. Un des principaux mérites de cette interprétation est sans doute sa fluidité, son équilibre ; aucune crispation, aucun alanguissement ne viennent perturber un flux musical offert avec beaucoup de naturel, unissant une belle densité expressive à une indéniable clarté de texture. Il faut également souligner l’intelligence avec laquelle le discours est conduit, dans un respect admirable des nuances qui confèrent une large part de leur force et de leur mystère à ces partitions, qu’une approche hâtive ou superficielle n’auraient pas manqué de desservir cruellement. Ici, la vigueur ne se départ jamais d’une élégance sans une once d’affectation, les mouvements lents savent chanter avec autant de lyrisme que de simplicité, les couleurs instrumentales alternent avec bonheur astringence et sensualité, l’humour n’est jamais absent là où il est requis. La vision du Quatuor Cambini – Paris, si elle s’inscrit dans une optique moins « dix-neuvième siècle » que celle du Quatuor Mosaïques (Auvidis/Valois V 4738, un joyau également), n’en demeure pas moins d’une totale pertinence et d’un esprit peut-être plus « français » que sa prédécessrice. Notons, pour finir, la qualité de la prise de son qui donne au quatuor ce qu’il lui faut d’espace pour que ses sonorités s’épanouissent tout en restant réaliste, ainsi qu’un livret d’accompagnement précis et documenté, fait suffisamment rare pour être applaudi. Une réalisation incontournable ? Assurément.
Vous l’avez compris, je vous recommande chaleureusement l’acquisition de ce magnifique disque du Quatuor Cambini – Paris dédié à Hyacinthe Jadin. Il reste maintenant à espérer que ces jeunes musiciens qui, toujours avec la complicité du Palazzetto Bru Zane, préparent un enregistrement consacré à Félicien David, ne négligeront pas, pour autant, de revenir explorer les neuf autres quatuors conservés de Jadin tant leurs affinités avec son univers semblent évidentes.
Hyacinthe Jadin (1776-1800), Quatuors à cordes, opus 1 n°1, opus 3 nos 1 & 3
Quatuor Cambini – Paris
Julien Chauvin, violon I. Karine Crocquenoy, violon II. Cécile Brossard, alto. Atsushi Sakaï, violoncelle.
1 CD [durée totale : 67’36”] Timpani 1C1170. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Quatuor à cordes en si bémol majeur, opus 1 n°1 :
[I] Largo – Allegro non troppo
2. Quatuor à cordes en la mineur, opus 3 n°3 :
[II] Adagio
Illustrations complémentaires :
Nicolas Bernard Lépicié (Paris, 1735-1784), Tête de jeune homme, sans date. Sanguine, pierre noire et rehauts de
blanc sur papier gris, 33,5 x 26,1 cm, Paris, Musée du Louvre, Département des arts graphiques.
La photographie du Quatuor Cambini - Paris est de Michele Crosera. Je remercie le Palazzetto Bru Zane de m'avoir autorisé à l'utiliser.