Pourtant, quelque chose se dessine qui ressemble sinon à une aurore du moins à une embellie, à une rémission. Le procureur général Nadal a « ouvert les vannes » et je suis persuadé que la liberté de parole va dorénavant parfois se manifester dans des enceintes guère habituées à en bénéficier. Par exemple, il est symptomatique que le premier président de la cour d’appel de Paris « ait invité le corps judiciaire à faire sa propre autocritique », tout en dénonçant le caractère ravageur de la mise en cause, par les politiques, des décisions judiciaires. Est-il possible d’espérer que dans ce rapport trop longtemps inégal entre Justice et Pouvoir, la première recouvre quelque chance face au second ?
Robert Badinter, il y a quelques jours, a déclaré que « jamais il n’y a eu un malaise aussi profond chez les magistrats« . C’est sans doute vrai même si probablement, au cours de l’histoire judiciaire, on n’a jamais connu de période sans états d’âme ni récriminations. Notre difficulté d’être est en partie chronique. Robert Badinter, dans le même entretien, porte un regard à la fois compassionnel et agaçant sur la justice française comme si elle était « une pauvre petite chose« , une sorte de Cendrillon. Il se plaint que nous n’ayons « aucune reconnaissance nationale ni dans les sondages ni du côté de la presse et encore moins du côté des autorités officielles » (émission Dimanche Soir Politique : France Inter-Le Monde-iTélé).
Puis-je souligner que sur ce plan, notre seul souci relève de notre relation avec les autorités officielles, la presse ni les sondages ne constituant un moyen d’évaluation et d’information fiable sur la réalité judiciaire, ses atouts et ses faiblesses. Il est normal que les citoyens n’aient pas un enthousiasme débordant pour un service public singulier comme le nôtre auquel on n’a recours qu’en dernière extrémité. Quant aux médias, bien loin de se contraindre à une description objective, ils raffolent d’une vision manichéenne qui fait de l’univers pénal une menace constante contre laquelle « les chevaliers blancs du barreau » se battraient sans se lasser.
Il est clair que la seule obsession qui vaille, c’est celle de notre compagnonnage à la fois nécessaire et orageux avec le Pouvoir – celui d’aujourd’hui comme celui de demain si en 2012 il changeait.
Je voudrais attirer l’attention sur l’une des causes, peut-être l’essentielle, de ce malentendu permanent. C’est la manière dont l’Etat, par l’entremise du président de la République, jette dans le débat public, en matière judiciaire, des propositions, des intuitions, des hypothèses, des certitudes, des approximations et des fulgurances qui se résument toutes en un ordre jamais véritablement discuté ni même authentiquement débattu. Ce qui désole intellectuellement la magistrature, c’est que rien de ce qui la concerne n’est profondément et durablement PENSE. Tout s’accomplit dans une forme d’urgence et d’improvisation qui non seulement détourne des problèmes fondamentaux de la Justice mais rend impossible une analyse lucide et sereine dans le domaine concerné. Le contraire de cette démarche précipitée reviendrait à examiner les impulsions ou pulsions présidentielles au regard de la réalité des cours d’assises et notamment de la manière dont les jurés, le premier jour de chaque session, traînent des pieds et de l’esprit pour venir respecter une obligation civique en invoquant mille excuses et dispenses pour avoir le droit d’y échapper. Alors que pourtant leur rôle est capital pour le registre criminel. Qui, parmi ceux qui vont réfléchir autour du garde des Sceaux, est en mesure de faire valoir le poids du réel quotidien et des expériences vécues pour apporter au président et à ses méconnaissances les lumières, les contradictions utiles ? La courtisanerie la plus grave consiste à vanter l’excellence d’un projet non pas en raison de sa qualité mais pour complaire à celui qui ne vous laisse le choix qu’entre l’assentiment ou l’adhésion ! Rien n’est pire que cette impression déprimante que de devoir constater que ceux qui ne savent pas, en matière de Justice, ordonnent et que ceux qui savent sont condamnés ou se condamnent à se taire. Pour les réformes techniques et à vocation démocratique, jamais le moindre téléscopage n’est opéré pour faire surgir une vérité plus fiable, plus consensuelle, entre les concepts et ce qui se dégage des pratiques. Ce ne peut pas être que l’affaire des politiques mais pour le moins de politiques modestes, éclairés, respectueux des leçons du réel et prêts à réviser une méthode de diktats pour la remplacer par une stratégie de vérité et d’ajustements. Le président se félicitera peut-être après mais il n’aura jamais raison avant tout seul.
Lui-même d’ailleurs ne l’a-t-il pas senti, puisqu’il est passé lors de ses voeux au pays de la justification de la présence du peuple dans les tribunaux correctionnels pour apporter une sévérité accrue, à l’éloge « d’un acte d’intégration et de citoyenneté » ( Le Figaro, Le Monde). Ce qui n’est plus du tout la même chose et ne rend pas moins absurde la prétendue avancée technique avec les coûts afférents ni moins aléatoire le prétexte démocratique. Encore une fois, quelle insanité que de prétendre retirer les jurés de là où ils sont nécessaires pour les imposer là où ils ne seront pas utiles ! Pas seulement parce que juger est un métier, comme l’a rappelé Robert Badinter, et qu’appréhender des crimes est infiniment plus ouvert à une culture générale qu’examiner et sanctionner des délits. Mais aussi parce que la démagogie est le contraire de la République et qu’il n’est pas honteux de résister à la tentation de l’action quand celle-ci n’est pas le prolongement d’un vrai débat ni d’un vide à combler mais leur substitut !
Que l’Etat nous permette d’avoir une Justice libre et digne de ce nom et nul besoin alors d’installer le peuple là où il n’aurait que faire : les citoyens seront fiers de leurs juges et proches d’eux. La démocratie par le haut, pas la « cuisine » par le bas !
Par Philippe Bilger pour son blog « justice au singulier«
Section du Parti socialiste de l'île de ré