La Bête Restante
Élégies de Bamberg
IVème élégie
Nous trouvâmes mais ne la tenant pas, il fallut renoncer. Elle prit notre tête dans ses mains et l’embrassa. Un long moment. Mais toujours passe ce que nous avons, sans être sûrs de l’avoir jamais eu. C’est cette fuite qui permet de rester vraiment : image de quelque chose qui fut. À rester autrement il aurait fallu courber la tête, perte dans le quotidien. Pour les portes basses, mon amour, l’amour est trop grand et humilié, il se tord, lorsque nous le poussons il glisse sur les genoux, ravale sa fierté. Et ne le supporte pas.
Ne vîmes-nous pas ce que nous faisions ? Combien de fois nos dents brossées ensemble, mangeant le soir sans dire un mot, les prévenances assourdies comme résonne un écho dans la farine, la noire pour le pain qui nourrit mais use : le pain usé, le cœur usé. Nous mâchons ainsi. La note d’électricité, le loyer, les égards quotidiens, les achats, les désirs mis de côté comme s’ils allaient nous déshonorer. La pièce trop étroite, nous sentons la perte mais nous taisons le malheur. Car si nous l’exprimions, ce serait, pense-t-on, trahison de ce qui éveilla et provoqua notre attirance. Soudain nous nous tenons là face à face, étrangers, étrangers à nous-mêmes et l’un envers l’autre. C’est alors que tu partis.
La perte est le commencement de ce qui reste. Sexe et cœur furent retrouvés, après ton départ tu fis retour. Départ et larme. Un coup de vent vient du dehors, monte de la Regnitz et le vert profond s’étend sur le gazon, monte des murs et court sur le gravier de la terrasse jusqu’à la porte vitrée. Jusqu’à ce que fenêtres et chambres t’aspirent et que plus rien ne pleure. Des chaises, le bureau, des étagères. Une eau qui soudain d’elle-même se met à pleurer dans le recoin, là où l’on se tenait simplement pour cuisiner. Elle coule d’elle-même désormais. Comme si un autre pleurait. On ne peut l’arrêter, ce deuil, le retard est tel qu’aucun des deux ne le comprend. N’étions-nous pas déliés déjà depuis bien longtemps ? Larmes vides de sanglots qui dévalent sans raison. Comme une avarie derrière les paupières. Au fait, ces larmes, est-ce bien nous qui les versons ? Et dès que nous le constatons, elles cessent. Les traces se font déchirures sèches. Très vite tu marques un arrêt, dans ta fierté cette humiliation qui a pleuré pour nous et donc en nous. Ah, qu’elle ne s’en aille pas au loin !
Les tympans sans défense. Nous sommes assis. Nous t’écoutons, nous qui en toi nous sommes perdus, cachés, gorge engourdie. Viens ! Tu le veux. Tu suis.
Quand nous ouvrons les paupières, les voilà déjà sèches, les yeux ont perdu leur trouble. Comme si le cours d’un ruisseau tari nous déchirait la peau. Plus personne ne chante. Sur le gravier et les bancs, jeux du soleil. Pour la fraîcheur il a laissé tomber une averse. Comme si la Regnitz avait reflué et que tu aies été soulevée toute entière, ramenée contre le cours du temps.
D’autres jours, mon amour, tu reviens en des images presque brusques qui bouleversent et qui, imprévues comme nous l’éprouvons, ne promettent aucun accomplissement. Tes cheveux si sombres comme ils tombent. Nous prîmes comme femme la mère, en manque d’enfance. L’enfance toujours fait retour. Plaintes, lorsqu’éclate la joie. Passée ! Il lui manque le creux des bras, ton cou manque, ton oreille et cette trace de parfum de camélia, les parfums de l’Arabie, les parfums des forêts englouties. Nous les mêlerions d’humide si nous nous mangions : passionnés, proches. Voilà que le vent se lève sur le flot de la Regnitz, elle s’obstine à contempler. Elle a repris son courant inverse, se reprend alors à bouillonner, brume d’écume qui, soufflée, libère le souvenir le plus douloureux : ta voix, ce n’est pas la même douleur que la passion qui s’épuise, qui s’est accomplie. Je ne m’accommode pas de la perte. Use it or lose it. Ton corps lourd de sommeil, il est là encore et attend. Le rafraîchissement l’a fâché, lorsque la Bête restante, indifférente, fit un bond par-dessus et se mit en chasse ailleurs d’une autre proie et la trouva – parce que Ton odeur était trop familière et trop bien chez elle, là où l’on préfère certes dormir, mais où l’on ne chasse pas. Errante testostérone ! Elle ne nous laisse pas le nid, non plus que les plis du bras, ni la maison pour que nous y dormions enroulés.
On repousse la chaise vers l’arrière. Nous allons nous reprendre, nous voilà debout, nous sommes au bord des nerfs à cet instant. Dans l’embrasure de la porte craque une allumette. Fumant, nous nous tenons là, l’écharpe serrée autour du cou. Le soleil en a fini avec ses jeux. Des nuées se suspendent grisâtres au-dessus du flot, tels des sacs sur les toits. Dessous, le courant file en hâte, tourbillons sales dans lesquels les feuilles en route vers l’automne tournent sur place. Deux marches, un petit praticable de bois rendu glissant par la pluie. Nous l’empruntons, avançons sur le gravier qui cède en grinçant. On n’entend aucune voix, pas d’enfants ni de touristes, à peine une voiture. Même les oiseaux attendent.
Que veux-tu ? La paix confortable, bonne comme l’enfant, parce qu’elle est sociale et qu’elle soulage du vieillissement ? Ce n’est qu’une protection contre l’angoisse de la Bête restante qui entre par effraction et rôde instable pour nous trahir. L’image de toi, allongée, seule. Tu avais Ta douleur féminine sur les lèvres qui étaient ce Toi impeccable, et l’utérus comme une niche double ! Mais la Bête continuait d’avoir faim. Désormais elle éprouve la douleur fictive de membres perdus.
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